Billet littéraire KS. Ep 35. «Le quatrième livre», de Mokhtar Chaoui, ou les immoralités d’un fqih

L'écrivain marocain Mokhtar Chaoui.

Mokhtar Chaoui brosse le portrait ambivalent de Mehdi, un personnage étonnant qui commet des turpitudes religieuses tout en enseignant le Coran aux enfants dans une mosquée. À travers son errance marquée par l’amour interdit et l’hypocrisie, le roman interroge les contradictions humaines et les failles des institutions religieuses et sociales. Une œuvre puissante et audacieuse qui dévoile avec lyrisme et profondeur les nuances du désir, de la foi et de la rédemption.

Le 17/01/2025 à 10h05

Sixième enfant d’une fratrie dominée par les attentes patriarcales, Mehdi est perçu comme une aberration: «Être le sixième enfant était un blasphème. Mehdi était l’incarnation de la naissance blasphématoire.» Pour son père austère et dévot, le chiffre 7 symbolise un ordre divin absolu. Mais ô sacrilège, tout en se révoltant dans son village, le jeune Mehdi tombe amoureux de la belle seconde épouse de son père, Fatima. Celle-ci illustre la condition féminine dans un système implacable: «Offerte à l’âge de quatorze ans à Haj Abdessalam, elle passa de l’insouciance d’une enfant à la responsabilité d’une épouse.» Sa relation avec Mehdi est empreinte d’une attirance ambiguë. Ce lien interdit est décrit comme un acte d’émancipation: «Elle ne rêvait plus de l’amour, elle le vivait; elle le vivait dans la clandestinité, avec cette incroyable excitation que procure le danger.» Pour Fatima, Mehdi devient une échappatoire à son existence aliénante et une incarnation de ses désirs longtemps réprimés.

Les scènes d’intimité entre Fatima et Mehdi, décrites avec un style sensuel et lyrique, soulignent la nature ambivalente du désir: «Éros en fut jaloux. Depuis lors, et pendant que les autres dormaient, les deux tourtereaux escaladaient les pentes de la volupté jusqu’aux cimes de l’extase.» La tragédie se profile lorsque Mehdi choisit de fuir cet amour impossible: «Avec circonspection, il remplit sa besace de quelques habits... et fila avant que les premières lueurs de l’aube ne pointent.» Fatima, dévastée par cet abandon, sombre dans un délire mystique. Sa chute, dans le roman, sera inexorable.

L’errance à Fès et la métamorphose intérieure

L’expérience de Mehdi à Fès est une plongée brutale dans la marginalisation et l’indifférence. Contraint de se nourrir dans les poubelles et de dormir à même le sol, il subit l’humiliation et le mépris des citadins: «Son orgueil en souffrait, mais la faim lui torsadait le ventre et ne lui permettait pas de faire des manières.» La ville, loin d’être un refuge, devient une arène hostile: «Les citadins ne sont pas les campagnards. Ils ont la cupidité dans les gènes, la suspicion dans l’esprit.» De péripétie en aventure, Mehdi découvre ainsi une facette sombre de l’humanité, éclipsée par l’individualisme et l’hypocrisie. Dans sa quête d’un abri, il se tourne vers les mosquées, espérant y trouver hospitalité et réconfort. Cependant, il n’y récolte que méfiance, exacerbant son désenchantement.

L’errance de Mehdi marque le début d’une transformation radicale. Son expérience à Fès le conduit à rejeter son rôle de victime pour embrasser une nouvelle identité: «Trois mois de galère (...) avaient suffi pour qu’il décidât de changer de peau. Une longue métamorphose se déclencha en lui. Elle n’en était qu’à ses prémices.» La galère, bien que douloureuse, devient un catalyseur pour sa prise de conscience et sa détermination à se forger un nouveau destin.

Une réflexion sur les dualités humaines

Mehdi est un personnage profondément contradictoire, un antihéros dont le parcours mène inexorablement à une fin tragique, jusqu’à commettre l’irréparable. Sa rationalisation des actes transgressifs s’appuie sur une logique personnelle: «Est haram ce qui fait du mal; jamais ce qui fait du bien.» La relation troublante qu’il établit avec un jeune garçon dans la medersa coranique, où il exerce comme fqih, illustre cette complexité morale: «Ainsi passaient les journées de Mehdi: le jour, il enseignait les préceptes de l’islam (…); le soir, il apprivoisait le corps de Houcine.» Il est tiraillé entre son rôle de guide spirituel et ses instincts les plus sombres.

De même, sa relation charnelle et frénétique avec Karima, la fille de son bienfaiteur, à Moulay Yaäcoub, dévoile une double vie. Cet homme religieux, apparemment dévoué à la mosquée, se montre également capable des actes les plus ignobles. Peu à peu, Mehdi sombre dans une confusion totale, incapable de distinguer le bien du mal.

«Le quatrième livre», en écho aux trois livres du monothéisme, explore avec finesse les dualités entre l’idéal et la réalité, la solidarité et l’indifférence, la piété et l’hypocrisie. À travers le personnage de Mehdi, le récit plonge dans un univers de contradictions profondes. Confronté à une société où les valeurs religieuses proclamées masquent souvent des comportements cyniques et hypocrites, Mehdi développe une vision désabusée du monde. Le récit oscille constamment entre foi et transgression, dévoilant un protagoniste à la fois captivant et dérangeant.

Réconcilier foi et humanisme

À travers le personnage de Mehdi, «Le quatrième livre» dresse une critique incisive de l’écart béant entre les valeurs prônées par les figures religieuses et les actions souvent contradictoires qu’elles posent dans l’ombre. Plus largement, l’ouvrage remet en question la structure même des institutions religieuses et sociales, interrogeant leur rôle dans la perpétuation de normes qui, bien souvent, ne poussent qu’à masquer des hypocrisies.

Habité par une vision radicale, Mehdi sombre dans une obsession: expurger les livres sacrés de toute trace de violence et bâtir un nouveau texte, un quatrième livre qu’il voit comme une réinterprétation salvatrice des dogmes. Cette quête quasi mystique est teintée d’une forme de rébellion. Le poids de ses péchés passés, la désapprobation de son entourage, et sa propre culpabilité constituent autant d’obstacles à son projet.

Mehdi incarne un paradoxe vivant: un homme pétri de contradictions, en quête de pureté, mais empêtré dans ses fautes et ses instincts. Le lecteur s’interroge, finalement: parviendra-t-il à rédiger cet ouvrage révolutionnaire, cet hypothétique «quatrième livre»? Et surtout, quel sera son message? Une réconciliation entre foi et humanisme? Une critique définitive des dogmes? À travers cette quête, le roman explore les limites de la foi, la tension entre tradition et réforme, et la quête dans un monde qui oscille entre certitudes anciennes et doutes modernes.

Une écriture soutenue par une introspection psychologique

L’œuvre de Mokhtar Chaoui se distingue par son engagement sur les questions sociétales et son exploration des complexités humaines. Le style est riche et immersif, alternant entre des descriptions luxuriantes et des dialogues philosophiques. Son écriture, marquée par une liberté de ton, contribue significativement à la littérature marocaine contemporaine, offrant des perspectives nouvelles et audacieuses.

«Le quatrième livre» vient enrichir le répertoire littéraire de Mokhtar Chaoui, déjà auteur de titres marquants tels que «Permettez-moi, Madame, de vous répudier» (Eddif, 2007), son premier roman, «Refermez la nuit» (Eddif, 2007), un recueil de poèmes révélant une grande sensibilité, ou encore «Ceci n’est pas un miroir» (Mesnana Éditions, 2021).

«Le quatrième livre», de Mokhtar Chaoui, 280 pages. Éditions Le Lys bleu, 2024. Prix public en France: 21,30 euros. Bientôt disponible au Maroc.

Par Karim Serraj
Le 17/01/2025 à 10h05