Billet littéraire KS. Ep 32. «Du pain sur la table de l’oncle Milad», de Mohammed Alnaas, ou la féminité dévoilée d’un jeune Libyen

L'écrivain libyen Mohammed Alnaas. (éd. Le bruit du monde)

«Du pain sur la table de l’oncle Milad», de l’écrivain libyen Mohammed Alnaas, explore les failles d’une société tiraillée entre tradition et modernité. À travers le parcours de Milad al-Usta, un jeune boulanger sensible, tourmenté et très efféminé, qui n’assume pas son rôle d’homme, l’auteur interroge les injonctions liées à la virilité, aux normes sociales et au rôle des femmes dans la Libye de Kadhafi. Traduit de l’arabe, le roman a été sélectionné en septembre 2024 pour la 12ème édition du Prix de la littérature arabe (Institut du monde arabe, Fondation Lagardère).

Le 27/12/2024 à 10h01

En Libye, l’adage populaire «Avoir un oncle Milad dans sa famille» signifie qu’une personne de son entourage est efféminée et cache des secrets inavouables. Toute sa généalogie plonge alors dans le déshonneur. Sous la plume littéraire de Mohammed Alnaas, le proverbe prend forme dans le personnage de Milad al-Usta, un jeune Libyen anxieux sous l’ère Kadhafi, dont la virilité est continuellement remise en question par son entourage.

Élevé au milieu de trois sœurs, le protagoniste grandit sous l’autorité d’un père sévère, déterminé à réprimer toute inclination jugée féminine chez son fils, qu’il aspire à voir devenir «un véritable homme». Seule source de satisfaction personnelle, Milad excelle dans l’art de fabriquer du pain et des pizzas. Formé dès son plus jeune âge dans la kousha -une boulangerie traditionnelle dirigée par son père-, il affine son savoir-faire jusqu’à devenir une véritable référence dans tout le village. Son comportement doux et son implication dans des tâches domestiques, perçus comme féminins, le marginalisent: «Je ne veux pas vous ennuyer en vous racontant le nombre de fois où j’ai pleuré parce que je n’arrivais pas à être un homme, un vrai, comme l’aurait souhaité mon père.»

Cette ambivalence du personnage de Milad prend corps à travers sa relation avec sa femme Zeinab, belle femme exubérante, qui incarne le désir, l’indépendance professionnelle face à l’inconfort domestique de Milad. Zeinab inverse les rôles traditionnels du couple arabe. Elle travaille tandis qu’il se consacre aux tâches de la maison: «Je repasse, cuisine et nettoie alors qu’elle ramène l’argent.» Une révolution sociale en Libye. Mais rien ne va se passer comme on croirait.

Le rôle des femmes et l’inversion des genres

La tension sexuelle est omniprésente dans le récit, souvent marquée par la peur. Certaines scènes sont scabreuses. La première expérience sexuelle de Milad avec Khaddouja, une fille de joie qu’il évoque tendrement, est éloquente à cet égard. Une initiation douloureuse où le jeune homme échoue, ce qui accentue son sentiment d’inadéquation sociale: «Je baisse le regard et je vois ce que j’ai fait. Dans mon ardeur, j’ai éjaculé avant même de la toucher. Je suis brisé. J’éclate en sanglots. Je ne sais pas ce qui m’est arrivé», se lamente-t-il. Cet épisode illustre comment la société impose des attentes irréalistes sur la masculinité.

C’est peut-être juste une panne, un manque d’expérience, car il débute dans la vie. Mais ce complexe s’inscrira en lui, et la femme devient dès lors, dans la vie de cet homme indécis, un objet de son narcissisme, une machine à prouver sa virilité. Khaddouja est un mentor sexuel, inversant temporairement les rôles de pouvoir, mais reste enfermée dans son statut d’objet.

L’épreuve de l’armée

Le voilà pour un service militaire «viril» censé forger son caractère. Milad fait face à des épreuves physiques et psychologiques imposées par la caserne et son instructeur, l’étrange Madonna. Il est confronté à sa propre fragilité et à l’image de la virilité militaire. «Vis en coq un jour plutôt que dix comme une poule», lui répète Madonna, l’instructeur tyrannique, utilisant l’humiliation et la peur pour briser les recrues, ajoutant à son endroit: «Tu veux que je vérifie que tu as bien une bite?»

Milad rêve d’échapper à cet enfer, mais sa tentative de fuite en compagnie d’un autre soldat se termine par un tragique échec. Ce dernier meurt, tandis que lui devient un déserteur ennemi de la Révolution. Case prison: «Mounir gît sur la plage, lacéré par les rochers (…) Je suis un prisonnier, un déserteur humilié.» Pour échapper à la réalité de la caserne, Milad se réfugie dans des souvenirs de sa jeunesse, de sa ville natale et de son amour pour la musique. À sa libération, son chef Madonna pense en avoir fait un dur: «Milad la bonne pâte est devenu un homme sans peur (…) Une chemise verte, des bottes et un fusil: voilà ma nouvelle identité», dit Milad.

Le retour à la vie civile et la crise conjugale

Après sa libération, Milad est confronté à une autre lutte: celle pour préserver son mariage avec Zeinab, marqué par la méfiance et l’incompréhension: «Le froid s’installe dans notre maison, une inertie glacée.» Pour convenir à sa nouvelle image forgée artificiellement, il tente d’être méchant avec elle, de la battre, comme font les «vrais» hommes. «Tu m’as frappée, Milad! Moi!?», l’accuse finalement sa femme, qui ne sait plus sur quel pied danser. Zeinab incarne une figure de dualité: à la fois libre et soumise, conservatrice et émancipée. Milad est hanté par ses échecs et cherche des moyens de survivre dans un monde qui le rejette. Son parcours illustre l’adaptation malgré les traumatismes: «Je suis devenu l’homme que Madonna voulait.» La dispute avec Zeinab autour du bikini, par exemple, met en scène les tensions du couple. Pour Zeinab, porter un bikini est un acte de liberté, tandis que pour Milad, qui veut se conformer à sa nouvelle morale post-armée, c’est une menace à l’ordre social.

La société libyenne décrite dans «Du pain sur la table de l’oncle Milad» est imprégnée d’une éthique religieuse rigide qui s’effrite sous l’hypocrisie et la dualité des comportements. Celle-ci impose des normes de contrôle sur les femmes, tout en étant laxiste sur des comportements déviants des hommes. Cette hypocrisie est illustrée par Absi, le cousin du narrateur, qui valorise la virilité et déteste les femmes. Milad entretient une relation toxique avec Absi, un personnage rusé et moqueur qui exerce un pouvoir psychologique sur lui. Absi incarne une virilité libertaire et débridée que Milad envie et craint.

Les souvenirs et la quête de rédemption

Le récit est ponctué de souvenirs et de rêves, créant une structure non linéaire qui reflète la confusion intérieure de Milad. Le rituel de l’encens et la nostalgie de la boulangerie deviennent des refuges pour Milad, lui permettant de préserver une part de son humanité. «Le washag emplit la maison d’une odeur de paix (…) Dans la fumée, je retrouve mon enfance et mes rêves», se souvient-il. Malgré les échecs, Milad tente de retrouver un équilibre dans sa vie en s’investissant dans son métier et en s’accrochant aux souvenirs heureux: «Lorsque le pain qui sort du four exhale un parfum qui me rappelle mon enfance... je saute de joie.» En portant son tablier, il a «l’impression de reprendre la vie en main».

Mais cela ne sera pas suffisant. Car la vie du Milad et de sa femme Zeinab va exploser sous le poids des énigmes sociales. Le roman s’installe progressivement dans un adultère inattendu, qui entraîne l’histoire dans une direction captivante, donnant de nouvelles perspectives au thème de la virilité.

Ce roman explore avec subtilité les dilemmes d’une société en transition. À travers les personnages, l’auteur met en lumière les conflits intérieurs provoqués par l’amour, la sexualité et les normes sociales. L’écrivain Mohammed Alnaas livre ici un premier roman d’une grande finesse stylistique, où se mêlent réalisme et poésie. Salué pour son audace thématique, le livre confirme l’émergence d’une voix littéraire prometteuse sur la scène arabe contemporaine.

«Du pain sur la table de l’oncle Milad», de Mohammed Alnaas, 368 pages. Éditions Le bruit du monde, 2024. Traduit de l’arabe par Sarah Rolfo. Prix public au Maroc: 300 DH.

Par Karim Serraj
Le 27/12/2024 à 10h01