Billet littéraire KS. Ep 22. «La Porte bleue», collectif, ou l’écrivaine publique enfin retrouvée

Couverture du livre «La Porte bleue, atelier d’écriture», Éditions Le Fennec, 2024.

Dans ce recueil polyphonique, des femmes venues de divers horizons marocains prennent la parole et, par la magie des mots, deviennent des écrivaines publiques. Certaines d’entre elles, n’ayant jamais appris à lire ni à écrire, mènent une vie modeste et affrontent chaque jour les défis du quotidien pour avancer.

Le 04/10/2024 à 10h12

Leurs récits ne sont pas seulement des témoignages, mais de véritables leçons de vie, où la résilience et la dignité illuminent chaque mot. «La Porte bleue» est le résultat d’un atelier d’écriture organisé par Mamans Douées et regroupant des «voix de femmes réduites à leurs rôles stricts de mères ou d’épouses» (p.13). L’atelier d’écriture reflète la volonté de repenser la mère comme concept même de la transmission et garante de la mémoire collective. Il a permis à chaque femme d’apporter «son trésor personnel, en s’exprimant à sa façon sur les différents thèmes qui l’habitaient» (p.19), expliquent les responsables de l’initiative dans la préface.

Plusieurs chapitres, avec à chaque fois des thèmes différents, nous transportent dans l’imaginaire de ces écrivaines en herbe. D’abord, sur le désir d’écriture lui-même qui anime ces femmes. Khadija, l’une des nombreuses narratrices du recueil, va prendre la parole pour parler de sa vie rocambolesque à Marrakech. Elle écrit: «Pour connaître l’évolution d’une société, il faut chercher ses femmes, car elles sont les bases de celle-ci. Je suis aussi d’origine amazighe, mais de culture marrakchie. Aussi j’aimerais écrire pour raconter cette mixité arabo-amazighe dont je suis le fruit.» (p.27) Une autre voix féminine anonyme, Najia, dit: «Je me suis toujours demandé si j’aurais le courage et l’audace d’écrire un jour mon histoire? (…) Depuis l’âge de cinq ans, mes parents m’ont toujours considérée comme une adulte. Je peux dire que je n’ai eu ni enfance, ni adolescence, ni jeunesse» (p.28). On apprendra que Najia est veuve et qu’elle a toujours rempli le double rôle de mère et de père.

Et puis, pour faire le récit de sa vie, il faut aussi apprendre à écrire son prénom, à apposer sur une page blanche les lettres de sa personne, point de départ de l’estime de soi. Et de la construction de son moi. C’est tout un chapitre qui se dédie à sonder ces femmes dans leur rapport au nom qu’elles portent chacune. Celui-ci, souvent, est décrit comme un idéal, dans la splendeur de ses symboles. L’une des femmes de l’atelier, Nadira, murmure: «J’aime le prénom de Nadira, car c’est un prénom rare, celui-ci a plusieurs significations, dont une femme puissante, une princesse à la tête d’une armée; moi, je dis que je suis une princesse puissante sans armée» (p.43). Il y a Zahra, qui explique qu’en «langue arabe cela signifie fleurs, roses, et ce prénom je l’aime. Il est de la même famille que Zahr, qui veut dire chance» (44). Il y a aussi Amina, Rachida, Nejma, Latifa, Nousra, Zhor, Kaddouj, Naïma, Amal, Malika, Rajat, Saïda, l’ensemble de femmes de ce recueil qui prennent la parole, de manière spectaculaire, et qu’il faut nommer. Elles existent, et ce livre ne cherche pas à dire autre chose, dans la simplicité des mots des gens de tous les jours. Mais quel vécu! Quelles belles histoires autobiographiques content-elles en se transformant en des passeuses de mots et en narratrices talentueuses!

«Qui suis-je?», se demandent ces femmes dans un chapitre dédié. Zhor partage un brin de son passé attendrissant. Mariée alors qu’elle était mineure, son témoignage est celui de toutes les filles épousées à un âge précoce: «Petite, j’étais comme une bougie qui illumine (…) Je me suis mariée très jeune, et je suis devenue une femme aux yeux de la société en assumant des responsabilités alors que je n’étais qu’une enfant. Responsabilités si grandes par rapport à mon âge que j’en ai oublié mon enfance, au point de me poser la question: qui suis-je, suis-je une femme?» (p.65) Une enfance volée.

Et voici la poésie d’Amina: «Qui suis-je? Une datte brune. Je suis brune de peau, car mes racines sont loin au Sahara, à l’ombre d’un palmier. Je suis une femme brune, libre, la tête haute, que les rayons du soleil réchauffent le jour, et illuminée par les étoiles malgré la noirceur de la nuit.» (p.66)

Les quinze chapitres de «La Porte bleue» s’articulent autour de mots ou de thèmes à explorer, qui se transforment en récits captivants, toujours empreints de sincérité. Chaque narratrice évoque à sa façon la maison, l’enfant qu’elle a été, l’endroit où elle se sent le mieux, sa maman, le silence, etc. Des histoires profondément humaines. Ces voix inattendues, émanant de femmes que rien ne prédestinait à la littérature, résonnent avec une sincérité bouleversante. Voir leurs textes, leurs noms d’auteures figurer dans un ouvrage aujourd’hui exposé en vitrine, relève du miracle rendu possible par la littérature. Celle-ci se nourrit aussi, et surtout, de ces récits individuels, ces destins «modestes» que l’on oublie souvent de raconter, et qui pourtant tissent la richesse humaine de ce pays.

«La Porte bleue, atelier d’écriture», 248 pages. Éditions Le Fennec, 2024. Prix public: 60 DH.

Par Karim Serraj
Le 04/10/2024 à 10h12