Billet littéraire KS. Ep 21. «Ciné Casablanca, la ville blanche en 100 films», de Roland Carrée et Rabéa Ridaoui, ou la constante métamorphose

Roland Carrée et Rabéa Ridaoui, auteurs de «Ciné Casablanca, la ville blanche en 100 films».

En s’appuyant sur une sélection originale de 100 films, «Ciné Casablanca, la ville blanche en 100 films» transcende la simple rétrospective cinématographique pour explorer les transformations sociales, culturelles et architecturales de la métropole marocaine. Chaque film devient une fenêtre ouverte sur les artères animées et les ambiances contrastées de Casablanca, révélant non seulement l’âme de la ville, mais aussi les récits silencieux qui l’habitent.

Le 27/09/2024 à 10h04

L’ouvrage séduira aussi bien les cinéphiles que les amoureux de Casablanca, offrant une plongée fascinante dans l’histoire cinématographique de cette ville emblématique. À travers une sélection minutieuse de 100 films réalisés entre 1933 et 2023, «Ciné Casablanca» revisite les quartiers, les places et l’atmosphère unique de la métropole marocaine, dévoilant ses multiples facettes. Chaque pellicule ici fait de Casablanca un personnage à part entière. La ville s’y dévoile, intime et grandiose, chargée d’histoire et d’émotion, entre ombre et lumière. Cet hommage cinématographique illustre la capacité de Casablanca à se réinventer sans jamais perdre son âme, en se racontant à travers les yeux des réalisateurs qui l’ont immortalisée dans une boîte noire.

«Le grand jeu» (1933), de Jacques Feyder, est l’un des tout premiers longs-métrages parlants réalisés à l’échelle mondiale, seulement six ans après l’invention du procédé. Ce film esquisse une vision particulière de Casablanca, perçue comme un «espace de l’intermédiaire» (p.27) où les personnages oscillent entre leur passé européen et leur avenir incertain. Comme le souligne Irma en évoquant les Nouvelles Galeries, ou Florence arrivant sur le boulevard de la Gare (aujourd’hui boulevard Mohammed V), la ville se révèle à travers ses lieux devenus historiques aujourd’hui: l’entrée majestueuse du Marché central, le légendaire Hôtel Lincoln et la compagnie de navigation Paquet. Ces symboles de la modernité urbaine de l’époque réapparaissent dans d’autres œuvres majeures telles que «Itto» (1934), de Jean Benoit-Lévy et Marie Epstein, ou encore «Les hommes nouveaux» (1936), de Marcel L’Herbier. Casablanca «fait figure, de par ses grands immeubles vus en contre-plongée, d’aboutissement de cette entreprise de modernisation du Maroc» (p.31).

Impossible de parler de la métropole sans évoquer «Casablanca» (1942), de Michael Curtiz, bien que tourné intégralement en studio à Hollywood. Le décor en trompe-l’œil recrée avec habileté l’atmosphère unique de la ville, en mêlant les influences arabe et européenne. Cependant, comme le soulignent les auteurs, «la médina ressemble davantage à une ville du Moyen-Orient» (p.32), loin des ruelles spécifiques de la cité marocaine, et le célèbre Rick’s Café incarne un espace purement américain, ancré dans l’époque jazzy des années 1940. Au-delà de ce chef-d’œuvre mondialement connu, une dizaine d’autres films réalisés par des étrangers avant les années 1970, souvent moins médiatisés, sont mis en lumière par les auteurs. Parmi eux, on retrouve des œuvres telles que «Une nuit à Casablanca» (1946), d’Archie Mayo, une comédie des Marx Brothers, «Salut Casa!» (1952), de Jean Vidal, «Casablanca, nid d’espions» (1963), de Henri Decoin, ou encore «Les chiens verts du désert» (1967), d’Umberto Lenzi. Chacun de ces films apporte un regard artistique singulier sur une ville alors perçue comme la locomotive du monde arabe, oscillant entre tradition et modernité, entre l’imaginaire occidental et la réalité marocaine.

Côté production cinématographique marocaine, le premier film notable mentionné est «L’enfant maudit» (1958), de Mohamed Osfour, considéré comme un pionnier du cinéma marocain. L’intrigue se déroule principalement entre les quartiers des Habous et de Bouchentouf, où réside le protagoniste, et l’Hermitage, lieu de loisirs populaire à l’époque. Ce film à petit budget révèle l’ingéniosité de Osfour, qui transforme son propre garage en un véritable studio de cinéma, métamorphosant cet espace en maison, cabaret, tribunal ou encore en chambre d’exécution selon les besoins des scènes. Cette capacité à adapter des ressources limitées témoigne d’un esprit créatif marquant les débuts du cinéma national.

Dans le court-métrage «De chair et d’acier», (1959) de Mohamed Afifi, Casablanca devient le protagoniste à travers l’histoire de la construction de son port. Ce film, bien que modeste dans sa durée, brille par sa dimension poétique, insufflant une âme au port de la ville et capturant son rôle central dans la transformation économique et sociale du Maroc. Une autre œuvre marquante, «Soleil de printemps» (1969), de Latif Lahlou, exploite avec virtuosité le noir et blanc pour traduire une vision sombre et désillusionnée de la jeunesse marocaine, contrainte de naviguer dans une société qui semble leur interdire un avenir. Le film débute et se termine par des plans larges sur Casablanca, «vaste champ d’architectures et d’artères où la présence humaine est insignifiante» (p.74). La caméra survole une ville dense, s’étendant à perte de vue, capturant à la fois sa grandeur architecturale et l’anonymat qu’elle impose à ses habitants.

Parmi les autres bijoux cinématographiques, on peut citer «Les mille et une mains» (1972), de Souheil Ben Barka, tourné dans l’ancienne médina de Casablanca, mais dont l’action se déroule en réalité à Marrakech, illustrant ainsi une forme d’interchangeabilité des médinas. «De quelques événements sans signification» (1974), de Mostafa Derkaoui, explore les tripots du port de Casablanca, lieux de perdition et de marginalité, tandis que «Le coiffeur du quartier des pauvres» (1982), de Mohamed Reggab, dépeint avec une acuité sociologique la vie d’un quartier populaire, où la solidarité et la précarité s’entrelacent.

Ainsi, cent films sont appelés à la barre pour témoigner de la féconde histoire du cinéma à Casablanca. On y découvre tout autant les films réalisés dans les années 2000 à 2023. Citons «Mona Saber» (2001) de Abdelhaï Laraki, «Marock» (2005) de Laïla Marrakchi ou encore «Wake up Morocco» (2006) de Narjiss Nejjar… et les oeuvres de tous les autres réalisateurs!

Publié par les Éditions Le Fennec, avec le soutien de l’Institut français du Maroc, «Ciné Casablanca» nous convie à un voyage fascinant, où chaque scène nous transporte d’un film à l’autre, tissant un fil poétique entre les mots et les images. Les textes, d’une grande sensibilité, se mêlent harmonieusement à des photographies empreintes de nostalgie, extraites des œuvres cinématographiques qu’elles évoquent. Ce projet, porté par deux passionnés du septième art, Roland Carrée, enseignant en cinéma à l’ESAV de Marrakech, et Rabéa Ridaoui, formatrice en cinéma à l’Institut français du Maroc et ancienne présidente de l’association Casamémoire (2019-2023), sublime avec finesse l’histoire de cette métropole. Ensemble, ils réinventent le récit de Casablanca, entre mémoire et modernité, où le cinéma devient le miroir vivant d’une ville en perpétuelle métamorphose.

«Ciné Casablanca, la ville blanche en 100 films», 288 pages. Éditions Le Fennec, 2024. Prix public: 200 DH.

Par Karim Serraj
Le 27/09/2024 à 10h04