Au plus beau pays du monde: un intense recueil de 14 nouvelles où Tahar Ben Jelloun nous plonge dans des récits intimistes, des tranches de vie souvent à la fois enivrantes d’amour et de beauté et terriblement tragiques. Elles ont toutes leur ancrage dans son pays natal, ce «plus beau pays du monde» que l’auteur, comme pour donner le ton, présente dans un poème en hommage qui ouvre le livre. Un pays de générosité où «on ne vous dira jamais non» et où «on partage ce que l’on a», le peu que l’on a, du pain, des olives, l’ardeur lumineuse des jours, le miracle d’une «source d’eau». Au plus beau pays du monde, la pluie, jamais, ne parvient à souiller le bleu du ciel, immuable, dans les âmes «où le malheur est congédié» par les rires et les chants. Dans ce pays où l’«on voyage dans les yeux de l’autre», il semblerait que l’amour, l’humour, la poésie que charrie cette terre de lumière tiennent tête à la misère, à la douleur, à la rudesse des temps.
Un beau prélude que ce poème, où l’auteur exprime une tendre admiration pour un pays aimé qui sait tendre la main et a en lui cette force naturelle, tranquille, de repeindre en bleu les ciels tristes. Et nous comprenons, d’emblée, que les récits qu’ouvre ce poème seront, comme lui, mêlés d’amour et de douleur.
Dans ces récits où Tahar Ben Jelloun nous immerge dans la vie d’une famille, d’un couple, nous happe dans une rêverie ou le souvenir bouleversant d’une amitié, l’auteur semble avoir abandonné le ton du conteur. Il ressurgit parfois, ci et là, quand l’écrivain quitte le récit réaliste pour nous dérouler des légendes, comme celle de Barbara Hutton ou du voyage de Miguel Cervantes à Tétouan, introduit par la formule magique «Il était une fois», qui nous fait nous attendre à quelque histoire qui nous replongerait dans l’enfance, le frisson des nuits où se déroulaient les voix mystérieuses des femmes. En réalité, il n’en est rien. Car les histoires que nous offre ici Tahar Ben Jelloun sont d’un réalisme foudroyant, et le glissement ponctuel vers la légende ne fait que servir ce réalisme. Les récits sont ancrés dans une Histoire, une civilisation, une culture, une société à plusieurs vitesses où le luxe et la pauvreté, les palais, les bicoques de fortune et le ciel pour seul toit aux enfants gisant, absents, sur les trottoirs se côtoient. Autant d’éléments que l’auteur semble vouloir rappeler au souvenir du lecteur qui en ressort étourdi et pensif.
Tahar Ben Jelloun nous emmène d’abord à Fès, sa ville natale, si souvent interrogée dans ses romans. Nous y rencontrons deux familles: celle de Mourad Ahmed, fière de ses origines, non seulement parce qu’elle fait partie, depuis des générations, de cette ville sacrée que les Fassis voient «comme dépositaire de la culture et de la civilisation arabo-musulmane», mais aussi parce qu’elle est descendante du prophète; et celle de Marcel et Angèle, issus d’une famille juive marocaine et dont le père, Abraham Tolédano, était le plus célèbre bijoutier de la ville. Contrairement à la plupart des juifs qui vivaient dans le Mellah, la famille d’Abraham Tolédano vivait dans la médina, parmi les musulmans. Les deux familles étaient très proches mais, les traditions voulant que l’«on se marie au sein du clan», Ahmed et Angèle, malgré la forte amitié qui liait leurs familles, se sont longtemps aimés en secret, jusqu’à ce que la jeune fille tombe enceinte. Les deux familles se concertèrent alors et décidèrent de les marier dans les deux traditions. Mais nous sommes en 1967, année d’une «catastrophe». Les tensions entre Israël et les Etats arabes sabrèrent le Maroc dans son identité, de plus en plus de Juifs marocains ayant commencé à migrer vers l’Etat hébreu. L’islamisme gronde. Abraham Tolédano résista longtemps, et finit par emmener sa famille au Canada, au grand désespoir d’Angèle qui déménagea avec son mari à Casablanca, une ville qu’elle n’aimait pas, où elle se sentait seule. Elle décida alors de donner des cours d’alphabétisation et se fit des amis parmi des femmes modestes. Depuis la naissance de son fils, Amine, Angèle s’était convertie à l’islam, sur la demande de son mari, et avait épousé le nom de Yasmine. Sa famille n’objecta aucune résistance et Yasmine fut une musulmane modèle. Son mari se plaisait d’ailleurs à la taquiner, mais Yasmine lui répondait que lui, étant né dans cette religion, n’avait eu aucun effort à faire… Ce fut loin de ses parents, vieillissants, qui promettaient depuis des années de rendre visite à leur fille, que Yasmine apprit qu’elle avait un cancer du sein. Ahmed, qui avait vécu toute une vie d’amour inébranlable avec sa femme, sombra dans le désespoir et resta au chevet de sa femme, espérant qu’elle lui confierait ses dernières volontés. Et, au moment où elle sentit la fin proche, Yasmine la lui murmura enfin: «S’il te plaît, fais venir un rabbin».
Telle est la force de ces récits qui nous livrent des histoires de vie Au plus beau pays du monde, un pays pluriel, à l’identité singulière, faite de diverses communautés profondément attachés les unes aux autres. Mais l’auteur nous livre aussi l’envers du décor, celui de la blessure irrémédiable qui sarcla le Maroc dans son identité, en faisant un pays entravé. Nostalgie.
Oui, les récits, loin du conte, sont réalistes, lucides, à la fois sublimes dans le tableau qu’il nous donne à voir d’un pays aux multiples racines mêlées dans une étreinte jusqu’ici indémêlable, et tragiques dans la cruauté de l’Histoire, violente, où d’aucuns se sont acharnés à amputer le Maroc d’une partie de lui-même. Oui, nostalgie, inextinguible, par delà le désastre des identités factices.
Entre la première et la dernière nouvelle, Tahar Ben Jelloun abordera diverses situations que la société marocaine connaît mal ou résiste à accepter. Une malheureuse histoire de couple, aussi, qui veut peut-être nous montrer que le divorce reste encore une honte et la tromperie une lâche échappatoire. Il aborde ainsi l’homosexualité, à travers l’histoire d’un homme marié dont la femme finira par le confondre pour être restée vierge durant son mariage; l’adultère, à travers l'histoire mal vécue par une femme qui finira par ruiner et tuer son mari sans susciter de doutes; le handicap, aussi, mal connu, inquiétant, à travers l’histoire d’un enfant trisomique qu’une infirmière, à la naissance, proposera de placer en institution, provoquant la colère des parents qui verront grandir avec bonheur cet enfant qui n’était qu’amour, n’avait aucune notion du mal et deviendra un champion de natation et un pianiste enchanteur… Tabous, violence, ignorance. Oui, c’est un regard aimant mais d’une cinglante lucidité que Ben Jelloun, qui nous fait voyager à travers Fès, Casablanca, Marrakech, Tanger, Tétouan, Asilah, porte sur son pays natal.
C’est d’ailleurs sur Asilah que se referme le recueil. Un récit émouvant, vraisemblablement autobiographique. Une histoire d’amitié entre le narrateur et Ahmed, parti vivre sous d’autres cieux après avoir longtemps travaillé comme serveur. Ahmed qui obtiendra son passeport à la faveur d’un étrange concours de circonstances et s’envolera pour la Hollande. Un récit de l’amour et de l’absence, peut-être le plus bouleversant et le plus poétique du recueil, qui se clôt en beauté. Nous résistons à l'envie de tout vous dire. Ouvrez le livre.