Le Maroc, terre de repos éternel pour le dernier moine de Tibhirine

Le pape François se penche pour embrasser la main du moine Frère Jean-Pierre Schumacher, dernier survivant de la prise d'otages des sept moines de Tibhirine pendant la guerre civile algérienne en 1996, à la cathédrale Saint-Pierre de Rabat, le 31 mars 2019. 

Le pape François se penche pour embrasser la main du moine Frère Jean-Pierre Schumacher, dernier survivant de la prise d'otages des sept moines de Tibhirine pendant la guerre civile algérienne en 1996, à la cathédrale Saint-Pierre de Rabat, le 31 mars 2019.  . Fadel Senna / AFP

ChroniqueLe parcours du père Jean-Pierre, de la France, sa terre natale, à l’Algérie, son amour, au Maroc, sa terre de cœur, est une leçon de vie, d’humanité et de spiritualité dont nous devrions tous tirer des enseignements.

Le 23/11/2021 à 16h12

Il était le dernier des moines de Tibhirine, tristement célèbres pour avoir trouvé la mort dans d’atroces circonstances, en Algérie, ce pays qu’ils chérissaient tant. Vingt-cinq ans après la disparition de ses sept frères de foi, le père Jean-Pierre Shumacher est mort paisiblement à 97 ans, au Maroc, ce pays où il avait trouvé refuge dès 1999 et auquel il vouait un profond attachement. C’est d’ailleurs en cette terre marocaine qu’il a été inhumé aujourd’hui, le 23 novembre 2021.

Pour Jean-Pierre Schumacher, moine trappiste et artisan du dialogue islamo-chrétien, la vie en Afrique du Nord était un choix qui n’aurait su souffrir une autre alternative, et ni son départ à la retraite, ni son âge avancé n’y auront rien changé. Pour se rendre compte de l’amour que portait cet homme à notre culture, mais aussi à notre religion, l’islam, il faut se plonger au plus profond du cauchemar qu’il a vécu, lors de la décennie noire en Algérie.

Direction l'abbaye Notre-Dame de l'Atlas à Tibhirine, près de Médéa, dans le nord du pays, dans une région où sévissent alors des conflits armés entre militaires et maquisards du Groupe islamique armé (GIA). Ces hommes-là, les moines trappistes les connaissent bien, car fidèles à leurs valeurs d’entraide avec la population, ils soignaient leurs blessés et, se dit-il aussi, les hébergeaient au sein de leur monastère quand certains cherchaient un refuge. Ils les appelaient «les frères des montagnes» par opposition aux «frères des plaines» (les militaires). 

Une fraternité, mais avant toute chose une charité chrétienne, que l’armée algérienne voit d’un mauvais œil, et à plusieurs reprises, il a été demandé aux moines de cesser d’aider les dissidents et de quitter l’Algérie. Dans un pays en proie à la guerre civile, plongé en pleine décennie noire, où l’armée et les islamistes se disputaient le pouvoir, quitte à massacrer la population locale, y compris des religieux qui vivaient non loin du monastère, la question se posait en effet avec acuité pour les moines: faut-il partir? Quitter l’Algérie pour ne pas y perdre la vie? Malgré les pressions, les menaces et la mort qui rôdait à leurs portes, ces moines, dont la plupart parlaient l’arabe et priaient en se référant aussi au Coran, ont décidé de rester avec leurs frères musulmans et algériens. On ne quitte pas un frère quand il est en difficulté.

Le point de non retour est atteint dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, lorsqu’une vingtaine d’hommes armés ont faut irruption dans le monastère pour y enlever sept moines. Par chance, ou par la grâce de Dieu, le père Jean-Pierre et le père Amédée, restés cachés dans leurs chambres situées dans une aile éloignée du monastère, ne sont pas emmenés avec les autres. Leurs frères ont disparu et quelques semaines plus tard, ce sont leurs têtes, décapitées, qui ont été découvertes le long d’une route nationale. Quant à leurs corps, ils n’ont à ce jour jamais été retrouvés. 

Malgré ce crime atroce, que l’on a imputé dans un premier temps au GIA avant de s’interroger sur la très probable implication de l’armée algérienne au vu de nouveaux éléments de l’enquête toujours en cours, le père Jean-Pierre est tout de même resté en Algérie, jusqu’en 1999, date à laquelle il a dû prendre sa retraite, à l’âge de 75 ans. C’est dire l’amour inconditionnel de cet homme pour ses congénères. Mais, bien que profondément attaché à cette terre où il avait fait le choix de vivre depuis 1964, il a dû pourtant se résoudre à partir. Mais ce n’est pas vers la France qu’il s’en est allé couler ses vieux jours… Il a choisi le Maroc, où il a résidé d’abord à Fès en 1999, puis dès 2000, à Midelt, sur les pentes de l’Atlas, au sein du monastère Notre-Dame de l'Atlas, dernière garnison trappiste d'Afrique du Nord, où il n’a eu de cesse de perpétuer, jusqu’à sa mort, l’esprit de Tibhirine.

Du cauchemar auquel il avait réchappé, le moine trappiste gardait de douloureux souvenirs, mais sans pour autant tenter de les dissimuler dans l’oubli. Car après s’être posé beaucoup de questions existentielles sur les raisons de sa survie, le père Jean-Pierre avait fini par comprendre sa raison d’être… Dieu lui avait laissé la vie pour témoigner.

Pour mieux comprendre son état d’esprit et son attachement au Maroc, sa nouvelle patrie, il convient de se référer à une interview accordée au média Vexilla Galliae, le 22 février 2016, dans laquelle le père Jean-Pierre cite un religieux, membre de l’Eglise du Maroc, dont les propos expliquait-il, correspondent bien à l’implantation de moines à Midelt dans un monastère en plein milieu musulman: «c’est au nom de ceux qui m’entourent que je prie, que j’adore. Devenu en quelque sorte Marocain par mon incorporation à ce peuple auquel je vis très mêlé, et par ailleurs devenu membre du Christ par ma foi, j’ai l’impression qu’en moi, le Christ s’est fait marocain, qu’en moi il aime à prier lui-même pour ses frères marocains».

A Midelt, le père Jean-Pierre et ses frères communient avec la population locale dans le respect le plus profond. Ils pratiquent ensemble le ramadan, célèbrent les fêtes religieuses musulmanes, participent aux festivités, aux mariages, aux deuils aussi et apportent leur aide à leurs congénères. Ils vivent en paix, dans le respect et l’amour de l’autre.

Le parcours du père Jean-Pierre, de la France, sa terre natale, à l’Algérie, son amour, au Maroc, sa terre de cœur, est une leçon de vie, d’humanité et de spiritualité dont nous devrions tous tirer des enseignements.

A l’heure où l’Algérie, toujours en proie aux mêmes démons que dans ses années les plus sombres, a été placée mercredi dernier, par le secrétaire d'Etat américain, Antony Blinken, sur la «liste de surveillance spéciale» (Watch List) pour les gouvernements qui ont commis ou toléré des «violations graves de la liberté religieuse», nous ne pouvons qu’être émus et fiers, nous autres Marocains, que cet homme d’exception ait choisi notre pays pour y vivre, y pratiquer en toute liberté sa foi, y communier en toute sérénité avec des gens d’autres confessions, y mourir et y être enterré.

En partant, le père Jean-Pierre révèle aussi une part lumineuse dans ce Maroc que nous critiquons souvent, qui nous fait mal parfois et auquel nous sommes attachés, parce que ne cesse de s’y révéler la possibilité d’un miracle qui nous grandit et nous prouve que nous avons raison de le chérir. Sans communication, sans l’ombre d’un soupçon pour redorer l’image du pays, un homme, d’une autre confession, a vécu discrètement au Maroc pendant de longues années et a choisi d’y être enterré. Beaucoup d’entre nous ignoraient que le dernier survivant des moines de Tibhirine vivait ici... C’est cette discrétion digne, et exempte de tout calcul ou dividende, qui émeut plus que tout aujourd’hui.

Vingt-cinq ans après le meurtre des moines trappistes de Tibhirine, leur esprit vit toujours au Maroc et leur mort n’aura pas été vaine, se plait-on à penser. Car oui, le dialogue interreligieux et la fraternité sont possibles, oui ce sont les meilleurs moyens de faire tomber les barrières de l’ignorance, de la méfiance et de l’obscurantisme, aujourd’hui encore et plus que jamais…

Par Zineb Ibnouzahir
Le 23/11/2021 à 16h12