Au Maroc, les mesures sanitaires liées au Covid-19 donnent lieu à des situations pour le moins étranges et farfelues. On les applique mais sans trop savoir pourquoi, on vit aussi leur absurdité au jour le jour sans plus trop se poser de questions. On sait au fond de nous-mêmes qu’il y a un hic mais on décide de fermer les yeux là-dessus, sans quoi, à force de vouloir rationaliser, on y perdrait notre latin.
C’est le cas notamment dans les supermarchés où la chose prend des tournures pour le moins étranges, à commencer par la prise de température qui, à l’image du virus, a elle aussi multiplié les variants. Aujourd’hui, on ne tend plus son front au pistolet thermomètre, mais la main, le poignet, l’intérieur du poignet et parfois rien du tout… «C’est bon je vous ai scanné de loin», nous rassure ainsi l’agent thermomètre en brandissant un nouveau joujou high-tech. Il y a aussi celui qui mime le geste de prendre votre température et d’un hochement de tête las vous fait signe de passer sans même regarder l’écran de son appareil… même pas allumé.
Autre mesure sanitaire tout aussi incompréhensible, la gestion du rayon alcool dans les grandes surfaces où tout est fait pour déboussoler le client. Des horaires qui fluctuent avec des fermetures inopinées entre 15h et 19h, un accès limité par une porte, mais pas l’autre, et n’essayez pas de comprendre pourquoi, et une obligation de faire la queue dans la rue selon les jours ou les heures… Autant de mesures dont on ne s’embarrasse pourtant pas dans les autres rayons. La situation devient des plus gênantes pour les amateurs de spiritueux quand, au lendemain de l’Aïd (qui rime donc avec réouverture de la vente d’alcool), il est demandé aux clients de faire la queue dans la rue, en raison du respect des mesures sanitaires.
Pour afficher publiquement pendant un laps de temps in-ter-mi-nable son intention de faire quelque chose de mal, de haram et de répréhensible par la loi, il faut alors rassembler son courage, faire abstraction de la peur du qu’en-dira-t-on, prier Dieu de ne pas croiser son père (ou toute autre figure qu’on associe à la terreur), ignorer avec superbe les regards désapprobateurs des gens biens, être sourds aux phrases assassines murmurées par les passants suffisamment fort pour qu’on les entende, lutter contre sa culpabilité de mauvais musulman qui revendique sa foi mais pèche côté pratique, et enfin, croiser les doigts pour ne pas qu’un agent ait la bonne idée de passer par là pour faire un contrôle… C’est dire la dose de stress et d’angoisse qui vous submerge en faisant la queue, avec les autres mécréants de votre espèce, alors que pendant ce temps-là, il y a foule aux rayons charcuterie halal et PQ, sans application des mesures sanitaires! Une injustice de taille qu’on aimerait bien signaler au gérant du magasin mais pas de bol, vu que normalement il n’a pas le droit de vendre de l’alcool à un musulman, et qu’en toute logique, vous musulman n’avez pas le droit d’en acheter non plus, vous fermez votre gueule et laissez couler en pensant à cette bière bien fraîche qui récompensera vos efforts.
Et puis, parce qu’on n’est plus à une contradiction près, que dire de l’accès à la plage… On le sait tous, l’interdiction de se promener, de se baigner, de mettre ne serait qu’un orteil sur le sable a été levée l’été dernier, avant d’être à nouveau appliquée avec l’augmentation des cas en automne. Sauf qu’en réalité, l’accès aux plages et à la baignade était autorisé– ou plutôt toléré– ces derniers mois. Mais avec ramadan, l’Aïd et les beaux jours de retour, les sifflets des agents d’autorité ont remplacé ceux des maîtres-nageurs. C’est là qu’il faut faire preuve de beaucoup de subtilité pour bien comprendre la loi et son application. Ce silence des autorités qu’on avait en fait pris pour une autorisation de jouir des joies de la mer était en fait un consentement temporaire. Et quand on essaie de comprendre, «mais pourquoi hier j’ai pu me baigner et aujourd’hui non monsieur l’agent?», on se voit répondre «mais qui vous a dit que vous aviez le droit de vous baigner?». Dans ce cas de figure, faute d’updates dans les mesures sanitaires toujours en cours ou qui ont peut-être été levées mais dans le plus grand secret, la règle tacite est d’appliquer d’un côté le «qui ne dit mot consent» et de l’autre le «pas vu pas pris»…
Des situations ubuesques comme celles-ci, notre quotidien en regorge. Ça nous crispe parfois et puis aujourd’hui, après plus d’un an d’un quotidien qu’on n’aurait jamais pensé vivre un jour, on finit par en sourire, parce qu’après tout, ou plutôt malgré tout, on s’en sort exceptionnellement bien. C’est in fine à l’image du Maroc: la modernité ponctuée de grandes avancées mais toujours saupoudrée de ce je-ne-sais quoi d’irrationnel, d’inexplicable qui vous échappe et qui quelque part, apporte une dose de charme fou à l’ensemble.