Tout d’abord, plantons le décor. Un long couloir, dans une résidence à Marrakech, distribuant de petits, et coquets, appartements. A un bout de celui-ci, K., à l’autre bout, Bibi, c’est-à-dire moi -quoi, vous n’aviez pas compris que Bibi signifie se désigner, avec ce qu’il faut d’autodérision?
K. et moi, nous nous connaissons de longue date. A ma venue, elle m’a naturellement présenté sa femme de ménage, W., que j’ai embauchée, à raison de deux fois par semaine. Elle ne vient qu’une seule fois, en revanche, chez K., qui la rémunère au même tarif, mais, arithmétiquement, je la paie logiquement plus, cela va sans dire.
Le constat, au bout de deux mois de ses services: K. ne tarit pas d’éloges sur W., alors que moi, je déchante séance de ménage après séance de ménage.
Faisons l’impasse sur la casse, conséquente: des verres, des tasses, un sous-verre, une bouteille d’huile d’olive hors de prix… A l’extrême limite, cela peut être imputé à une maladresse due à la précipitation. Mais bon. Vers la fin, à chaque fois qu’elle arrivait, sonnait à la porte, je lui ouvrais, en m'exclamant, en mon for intérieur: "bonjour! Alors, que vas-tu casser aujourd’hui?".
Mais c'était sans compter, aussi, sur la tronche de deux mètres de long que W. s'était mise à arborer à la moindre remarque ou consigne, pas du tout dite d’un ton revêche, je le précise (charmant, quelqu’un qui vient chez vous, et qui vous tire la gueule, alors que vous le rémunérez).
Les petits vols, des larcins, auxquels il a fallu mettre le holà: une aiguille (pas Made In China). Placer le nécessaire à couture bien en évidence sur la table basse, et attendre. Ô miracle, l’aiguille en question a fait sa réapparition, dès la séance suivante.
Des objets que je retrouvais dissimulés à des endroits improbables, la technique est aussi vieille que la condition ancillaire: je cache, tu oublies, je dérobe, le temps que tu oublies complètement que cet objet t’a, un jour, appartenu.
Des "bismillah" susurrés dès le début de l’esquisse de la moindre tâche: "bismillah", je déclenche l’aspirateur, "bismillah", j’attaque la baie vitrée, "bismillah", je débute le lavage du sol à la serpillière, etc. Ses séances de ménage se résumaient à débiter à la file cette formule propitiatoire, qu’elle ne cessait de brandir, telle une superstition, comme pour conjurer le sort qui lui a valu de travailler chez la "mécréante", a-t-elle sans doute estimé, que je suis.
A l’autre bout du couloir, K. est toujours satisfaite de ses services. K. ne tarit pas d’éloges sur W. Chez K., W. travaille bien, est soigneuse, souriante, avenante, et quand elle sort, c’est impeccable, et rien, strictement rien, n’a été cassé, "elle m’a même rendu les centimes", s’est exclamée K., un jour qu’elle lui avait demandé de lui faire une course. Et honnête, avec ça.
Petite précision: K. est française. Je suis marocaine. Et tout s’éclaire.
En ce qui concerne K., l’inconscient de W. lui commande de se tenir à carreau. Un travail sur soi, celui de tout un peuple, qui n’a pas encore été accompli.
Quant à la Marocaine, c’est-à-dire Bibi, qui la payait deux fois plus… "Bof. De toute façon, c’est une sous-dév’, comme moi", devait-elle penser, tout à fait inconsciemment. Et bêtement, cela va sans dire.
La "sous-dév’" (que je ne suis pas) en a eu tellement assez, qu’elle a fini par expulser W. Au grand étonnement de K., qui n’a rien compris à ces traitements différenciés que sa femme de ménage réservait à chacune d'entre nous, pourtant voisines.
Du coup, je vais embaucher E. Elle est camerounaise. Dans un passé pas si lointain, et visiblement pas encore digéré au Maroc, son pays avait été mis sous protectorat, tout comme chez nous, par la France. Mais elle, vient de la région anglophone… Not the same. Il ne me reste plus qu’à espérer que je n’aurai pas d’explication freudienne à apporter sur d’éventuelles bizarreries irrationnelles de sa part, entre deux coups de chiffon à dépoussiérer, et un coup de racloir sur la baie vitrée. Je vous tiendrai au courant.