De deux choses l’une: ou bien le Maroc est un pays démocratique garantissant la liberté et le droit d’expression à tous les citoyens, ou bien le gouvernement a le courage de reconnaître que ce droit est limité et que tout dépassement sera sanctionné. Donc pas de démocratie réelle. Mais le parti majoritaire au pouvoir préfère participer à une polémique à propos d’un voile mis au Maroc et enlevé à Paris plutôt que de défendre le droit à la critique et à la liberté de penser.
Il m’arrivait de temps en temps de regarder une vidéo sur YouTube où certains membres de l’association culturelle «Racines» exprimaient leur point de vue sur la manière dont le pouvoir se manifeste dans notre pays. L’émission portait un nom assez décalé emprunté à un film français qui a eu un grand succès. Le Dîner de cons est devenu «Un dîner, deux cons». Je ne vois pas le rapport, ce n’est pas très subtil, ni très intelligent. Qu’importe. Autour d’une table, une majorité d’hommes discutent à bâtons rompus en arabe, mélangé avec quelques expressions en français, de l’actualité au Maroc. Expression libre, sans tabous, des propos critiques.
Des discussions comme beaucoup de Marocains ont l’habitude d’avoir au café ou en famille. On dit ce qu’on pense et on ne cherche pas à être diplomates ou malveillants, ni à porter atteinte aux valeurs sacrées de la patrie, notamment celle concernant l’intégrité territoriale. Mais on parle et on critique, ce qui est la moindre des choses quand on se sent concerné par le devenir de son pays. On fait œuvre de citoyen responsable. Même si on n’est pas d’accord avec tout ce qui se dit autour de la table, on accepte d’écouter les uns et les autres. Critiquer n’est pas détruire, mais contribuer à ce que les choses aillent mieux dans un pays où les inégalités sont énormes et scandaleuses, où la corruption mine tous les secteurs, où l’avenir de nos enfants est parfois incertain. La devise de «Racines» est «La culture est la solution». Excellent constat. Plus qu’un slogan, cette devise est une revendication primordiale pour aller de l’avant.
Regardez sur YouTube l’émission sur «la dignité», enregistrée en 2016. Le sujet est traité avec sincérité et exigence. Pas de langue de bois. Le sentiment de l’humiliation est décrit à travers plusieurs témoignages. Ces citoyens (une seule jeune femme est présente) réunis autour d’une table, rendent compte avec justesse de ce qu’une majorité du peuple marocain vit et ressent dans son corps et dans son âme. Le pouvoir devrait les écouter et tenir compte de leurs réactions, extraites directement de l’expérience de vie dans un Maroc où la puissance de l’argent piétine les valeurs ancestrales d’un peuple courageux, attaché à la monarchie et exigeant qu’on le respecte dans sa dignité et dans son destin.
Cette zone de liberté, rare dans le monde arabe, vient d’être supprimée. Le gouverneur de Casablanca-Anfa a demandé au procureur général de cette ville de dissoudre l’association «Racines» pour «outrages évidents aux institutions». Et le procureur l’a dissoute. Mauvais service rendu à la liberté et à l’image du pays.
Cette censure définitive a choqué beaucoup de gens aussi bien au Maroc qu’à l’étranger. La presse française n’attendait que ça pour donner du Maroc une image hideuse et en contradiction avec le discours de liberté et de démocratie que le pouvoir tient souvent. Aussi bien Amnesty international que Human Rights Watch ont dénoncé cette décision: «en cherchant à dissoudre l’organisation qui l’a hébergé, les autorités envoient un message glaçant aux journalistes et commentateurs critiques, qui se font de plus en plus rares au Maroc. Ce message est “taisez-vous!“», a déclaré Sarah Leah Whitson, la directrice Moyen-Orient et Afrique du Nord de Human Rights Watch.
En cette époque où les réseaux sociaux sont puissants et dévoilent tout, la censure est non seulement inutile, ne sert à rien, mais a un effet contre-productif. Il faut arrêter de censurer, écouter ce que pensent et disent les Marocains qui n’ont d’autre objectif que celui de réparer un système qui a de plus en plus tendance à négliger leur dignité et leurs droits à la justice. Ce n’est pas en faisant taire la critique que le pays avancera. La parole s’est libérée et les citoyens marocains sont des utilisateurs assidus des réseaux sociaux, ce qui devrait faire réfléchir ceux qui pensent qu’une association dissoute est une pensée éteinte. Loin de là. Plus que jamais la parole critique circule et ne connaît pas de limites, dotant le pays d’une culture dont il a besoin.