Le grand écrivain argentin, Jorge Luis Borges, écrivait dans son journal, au lendemain d’un match de football entre son pays et le Brésil, cette remarque: «Le Brésil a écrasé l’Argentine!».
La métaphore guerrière employée souvent par les commentateurs sportifs ne s’est jamais fatiguée. A lire aujourd’hui la presse autour du football, on rencontre des mots propres à la violence des affrontements entre armées adverses. Un langage de haine et d’adversité. Un langage qui incite à la haine et au racisme, à la bêtise et à la cruauté. Et après, on s’étonne que certains matchs se terminent par des bagarres générant morts et blessés comme cela vient de se passer entre des supporters de l’AS FAR et l’AS Salé. Un mort!
Voilà un jeune homme dont la vie a été interrompue pour une cause futile, un jeu, quelque chose qui ne mérite en aucun cas un tel sort. Cela ne valait vraiment pas la peine. Il s’était levé le matin, heureux d’aller voir son équipe favorite jouer. A aucun moment, il n’a pensé à la mort. En guerre, c’est l’unique pensée qui est dans la tête de chaque soldat. Lui, il n’allait pas faire la guerre, il allait juste passer deux heures à voir jouer au football.
Aucune compétition sportive ne mérite de s’achever par la mort d’une personne. Rien ne justifie ce drame et rien ne peut l’excuser. Là, il n’est plus question de sport mais de sa dérive fanatique. On transfère une passion sur une équipe au point de mourir pour elle. Je sais, par exemple, qu’à Tanger il y a des fans du Barça et d’autres de Real Madrid. On peut dire que la ville est divisée en deux. Allez chercher les raisons qui sont à la base d’un choix. Il paraîtrait que ceux qui appuient le Barça seraient de gauche et les autres de droite. Mais cela ne veut rien dire, car la gauche, comme la droite, en tant que position politique, n’existent plus. Je connais des personnes supportant le Real qui tombent physiquement malades quand leur équipe perd devant le Barça. Fièvre, vertige et très mauvaise humeur. Elles se sentent blessées dans leur âme et dans leur corps par la défaite de leur équipe. Quant à la victoire, elles la vivent comme si c’était le jour où un de leurs enfants réussit le concours d’entrée à l’école Polytechnique.
A la base, la violence. Elle vient de loin. Elle est sociétale et même politique. Depuis quelque temps, avant le match, la foule chante en chœur des slogans contestataires. J’en ai écouté quelques-uns, ils sont bien construits et visent des cibles que le pouvoir devrait prendre au sérieux. Ces chants, écrits probablement par une équipe qui pose sur le régime un regard très critique, ne sont pas anodins. Ils sont mobilisateurs et assez sérieux. Cela ne justifie en rien les bagarres qui tuent.
Il est matériellement difficile de faire de la prévoyance la veille d’un match qui déchaîne les passions. Comment éviter que des fanatiques des deux bords se battent? Ce n’est plus un jeu, mais de la violence qui ne recule devant rien. En Europe, on interdit les boissons alcoolisées dans les stades, ce qui n’empêche pas des dérives dramatiques.
Au Maroc, c’est une question d’éducation et de frustration. La lutte devient symbolique. Le match n’est plus un jeu entre deux équipes, mais la confrontation entre deux mondes, entre des laissés-pour-compte et des jeunes sans perspective d’avenir. Dans les stades, c’est un certain Maroc qui s’exprime. La passion du foot n’est en fait que l’expression d’une volonté de gagner symboliquement, à travers le succès de l’équipe qu’on soutient. Il y a là un transfert assez classique.
Les rapports sociaux sont de plus en plus empreints de violence. La précarité, le chômage et les inégalités, de plus en plus énormes et scandaleuses, sont à la base de cette colère qui passe par le sport. Il faut donner aux bagarres après match le sens caché qu’elles contiennent. Le pouvoir devrait l’analyser et le réparer. Il y a de quoi être inquiet.
L’écrivain Laurent Binet écrit dans l’hebdomadaire Le1, à propos des inégalités en général: «en ne laissant que des miettes aux pauvres, on les force à se battre pour ces miettes…».
J’ai lu dernièrement un article très critique sur la situation de notre pays: selon la Banque mondiale, 45% des familles vivent dans la pauvreté, et 19% vivent avec moins de 4 dollars par jour. Je ne sais pas si c’est une fake news ou une intox de la part de nos ennemis traditionnels. Mais sans atteindre des chiffres aussi alarmants, qui sont probablement exagérés, les inégalités dans notre pays sont insupportables, ce qui génère frustrations, colères, violences et une vive envie de les exprimer. Un match et un stade sont l’occasion et le lieu pour cela.