L’hommage monumental et très émouvant que les Français ont rendu à Johnny Hallyday rappelle celui que le peuple cairote avait rendu à Oum Kalthoum et à Farid Al Atrache. Tout le Caire avait été fermé à la circulation pour permettre au convoi funéraire de la grande diva égyptienne de se rendre au cimetière. La passion suscitée par cette grande dame de la chanson arabe avait dépassé toutes les limites. Pleurs, désespoir, cris, tentative de s’immoler…On raconte que le corps d’Oum Kalthoum aurait été enterré clandestinement la veille et que le cercueil transporté officiellement était vide de peur que la foule ne s’en empare. La même chose se serait produite pour Farid Al Atrache. Le hasard a fait que j’étais au Caire ce jour là. Impossible de sortir, impossible de me rendre à mes rendez-vous. La capitale était bloquée et tout avait été mis en place pour les funérailles de ce chanteur aux millions de fans.
Aujourd’hui, la France est émue et assiste à l’hommage à Johnny les larmes aux yeux. Une France de toutes les classes sociales, de toutes les générations et de toutes les couleurs. N’en déplaise à Alain Finkielkraut, qui s’est lancé une course avec Eric Zemmour pour la palme de la xénophobie, et qui vient de déclarer à propos de l’hommage rendu à Johnny Halliday: «Le petit peuple blanc est descendu dans la rue pour dire adieu à Johnny. Il était nombreux et seul. Les non-souchiens brillaient par leur absence». Quel mot bien laid que souchien! Alain Finkielkraut devrait se souvenir que Johnny Halliday est un non-souchien. Il est Belge même s’il est «un destin français», comme l’a rappelé Emmanuel Macron.
La mort de l’académicien Jean d’Ormesson n’a pas suscité la même ferveur, ni les mêmes passions. C’est dire qu’une bonne chanson a une durée de vie plus grande que celle d’un livre et que la mort d’un grand chanteur est plus marquante que celle d’un écrivain, fût-il aussi populaire que Jean d’Ormesson.
Il vaut mieux être chanteur alors! Il est vrai que la mort d’Edith Piaf (10 octobre 1963) avait provoqué beaucoup plus de réactions et d’émotion que celle du poète et cinéaste Jean Cocteau, décédé le même jour qu’elle. Aujourd’hui, on écoute encore les chansons de cette dame au destin exceptionnel; je ne crois pas qu’on lise encore les livres de Cocteau, pourtant un écrivain important.
Je suis certain qu’on écoutera durant des décennies encore les chansons de Johnny et que plus personne n’ouvrira un livre de d’Ormesson malgré le fait qu’il fût entré de son vivant dans la prestigieuse collection de La Pléiade. Postérité inégale et forcément injuste.
Johnny avait de la considération pour les écrivains et comme Serge Gainsbourg, il considérait la chanson comme un art mineur. Pourtant, c’est la chanson que les gens fredonnent bien après la mort de ceux qui l’ont chantée.
Il est trop tard pour moi de changer de registre et de m’engager dans la chanson. Ce serait dramatique pour tout le monde. Non, je plaisante. Chacun sa place et son destin. Un romancier n’a à envier personne. Il suffit qu’il sache que le rêve des hommes politiques est de devenir écrivain. Car un romancier peut investir le champ politique par exemple, un homme politique ne pourra pas devenir écrivain du simple fait que telle est sa volonté.
Johnny s’était totalement investi dans la chose américaine au point de changer de nom et de vivre à l’américaine, comme son ami Eddy Mitchell. J’ai retrouvé l’autre jour le nom d’un acteur de second plan dans le générique d’un western américain des années cinquante. C’est peut-être là que Jean-Philippe Smet, le vrai nom de Johnny, a trouvé ce nom de scène qui lui a si bien réussi.
Ce qui est paradoxal, c’est que certains médias, pour expliquer l’immense affection que nourrissent les Français à l’égard de la star, ont affirmé que «Johnny a consolidé l’identité française», une identité qui doit tant au mimétisme de l’Amérique d’Elvis Presley, de Chuck Berry, de Herbie Hancock, de Jimi Hendrix, de Johnny Cash, de Bruce Springsteen ou de Tracy Chapman. Mais Johnny a su chanter la langue française avec force et élégance toujours avec l’esprit du blues et du rock’nroll, venus tous les deux de cette vieille Amérique en lutte contre la ségrégation raciale et pour la modernité.