Les écrivains maghrébins commencent souvent par une sorte d’autobiographie. Ils se racontent et disent leur enfance, leurs blessures ou leurs joies. Leila Slimani n’a pas choisi cette voie. D’emblée, elle s’est mise dans le roman, dans la fiction qui ne doit rien à sa vie. Avec «Dans le jardin de l’ogre» (paru en 2014 chez Gallimard), elle raconte de manière quasi clinique les addictions sexuelles d’une jeune femme, épouse et mère d’un enfant. Le roman eut un bon accueil et trouva vite son public.Dans «Chanson douce» (en librairie le 20 août prochain), elle récidive avec la même force, la même intensité, la même rigueur. Dès la première page nous apprenons que Louise, la nounou engagée pour s’occuper de ses deux enfants, les tue. La première phrase du livre: «Le bébé est mort. Il a suffi de quelques secondes. Le médecin a assuré qu’il n’avait pas souffert.» Le reste du roman remonte toutes les pentes qui expliquent comment ce geste fut possible, comment cette tragédie avait été inscrite dans la vie quotidienne du trio: la nounou, les parents et les enfants.
Livre remarquable parce qu’il est écrit sous tension ; le lecteur ne lâche pas le livre et comme si nous étions dans un thriller américain, on suit les péripéties de Louise, son passé, ses échecs, sa déprime, sa jalousie et puis son passage à l’acte le plus odieux qui soit, le meurtre d’enfants.
Leila Slimani invente tout. Elle est romancière et observatrice. Tout est dans le détail. Ce qui donne au roman son aspect vrai ; on poursuit la lecture tout en sachant le drame final.
A la manière d’un Simenon, Leila Slimani traque les incohérences des apparences. Elle installe le cadre et le drame peut commencer. A aucun moment la mère des deux enfants ne soupçonne la folie qui habite Louise, une folie sans tapage, sans alertes. C’est ce qui est le plus difficile pour un psychiatre: avoir en face de lui une personne dont la folie n’est pas assez visible, pas assez repérable pour qu’elle soit mise hors d’état de nuire. La société est pleine de ces demi-fous, de ces gens qui en apparence sont tout à fait normaux, mais qui commettent l’irréparable dès qu’une dérive s’empare de leur raison.
Louise fait partie de ces gens dont on ne se méfie pas. C’est ce qui arrive au couple qui l’engage. Elle est comme on dit « bien sous tous rapports».
C’est là que la force du roman surgit comme une évidence. Ce sont les gens apparemment normaux qui commettent des crimes atroces. Ce ne sont pas des personnes ayant le visage à l’envers avec un troisième œil ou des monstres qui ressemblent à des bêtes dangereuses. Le mal, le mal absolu, s’avance masqué derrière une humanité bienveillante.
Cependant personne n’a le code d’entrée dans la tête des criminels qui se glissent dans votre vie et la brisent à jamais. C’est comme dans le film de Claude Chabrol «La cérémonie». La lutte des classes se fait parfois à l’échelle de l’intime. C’est ce que «Chanson douce» nous démontre avec brio. Avec ce deuxième roman, Leila Slimani a gagné son pari: le roman est une tranche de la vie privée des nations. Avec une écriture directe et rigoureuse, un rythme digne d’un thriller sans concession, elle a réussi un roman d’une grande force. C’est notre société, avec ses incohérences et ses mystères qui se révèle.
Au-delà de la lutte des classes (dont on ne parle plus nulle part), il y a des sentiments de haine et d’envie, des forces invisibles qui travaillent en profondeur et qui aboutissent au drame. C’est là où la romancière nous prend par la main ou le collet et ne nous lâche plus. On pourrait dire aussi que le lecteur lui non plus ne lâche pas le livre une fois qu’il a commencé. Une réussite et une confirmation que Leila Slimani est une écrivaine de talent.
Déjà remarquée pour son premier roman, Leila Slimani est très attendue par la presse et les jurys littéraires qui ne manqueront pas de la distinguer d’une façon ou d’une autre. Par ailleurs, elle publiera bientôt un essai sur la sexualité des jeunes Marocains.