C’est une publicité censée nous inciter à faire l'acquisition d’un jeu vidéo –ou dit-on “jeu Internet“? Je n’en sais rien, n’ayant jamais gaspillé ne serait-ce qu’une minute à jouer à l’un ou l’autre. Il y a meilleur emploi de son temps.
Quoi qu’il en soit, cette phrase apparaît de temps en temps sur mon écran, au gré d’un clic malencontreux. Je la lis, consterné.
“Tout le monde joue à ce jeu! Qu’attends-tu?”
D’abord, ce qui me gêne, c’est le point d’exclamation. Il signifie quoi? Quelqu’un m’engueule? Parce que tout le monde fait un truc –sauf moi? Je n’ai pas l’habitude de me faire engueuler et surtout pas par un algorithme. Ce n’est pas la meilleure façon d’obtenir que j’obtempère.
D’autre part, cet algorithme me tutoie. De quel droit? On n’a pas gardé les suites de Cauchy ensemble.
Imaginez un SDF venant vous hurler dans l’oreille: “Tout le monde me file une piécette!” Vous mettriez la main à la poche?
Un gargotier bramant à la cantonade: “Tout le monde mange ma soupe!” Même les cochons?
Maintenant, si les as de la pub utilisent cet argument, c’est qu’il doit être efficace. Ça m’a rappelé mes cours d’économie, il y a des lustres. Il s’appelait comment… Ah oui, Veblen. Thorstein Veblen avait étudié, il y a plus d’un siècle, aux Etats-Unis, les motivations des consommateurs dans son classique Theory of the Leisure Class (1899). Un individu ou une famille de la bourgeoisie étant à l’abri du besoin, leur principale motivation devient le désir d’émuler le voisin. La consommation devient “ostentatoire“ (on retrouvera cette idée chez Bourdieu, Baudrillard, Mason et d’autres).
Le voisin a acheté une nouvelle voiture? Il nous faut la même. Il a installé un barbecue dans son jardin? Il nous faut notre nuage de fumée. Il porte des chemises Oxford? On se sent soudain nu.
Emuler, faire comme les autres, disait Veblen; voilà le moteur de la consommation.
(C’est curieux, ça ne marche jamais dans le sens de l’élévation, du dépassement de soi. La voisine écoute Beethoven et lit Proust? Euh… on en reste à boum-boum-boum! et aux tweets des Kardachiants.)
S’il avait vu notre époque, Veblen aurait été stupéfait. Jamais cette imitation n’a été aussi caricaturale. Un million de benêts suivent la même “influenceuse“, le même youtubeur. Non pas parce qu’ils sont particulièrement intéressants ou originaux. Non: parce qu’ils ont des masses de followers.
Peut-être devrions-nous nous “reprogrammer“ pour ne plus céder à ce besoin de faire comme les autres. Peut-être devrions-nous apprendre aux enfants à chercher l’originalité, pas le confort du troupeau.
Je me souviens d’un vieux Marrakchi nommé Ssi l’Mehdi qui passait ses vacances d’été à El Jadida. Sur la plage, il occupait la cabine voisine de la nôtre. Quand il faisait quelque chose et qu’on lui faisait remarquer que tout le monde faisait l’inverse, il répondait tranquillement:
– Tant mieux pour eux.
Et il continuait à n’en faire qu'à sa tête, par exemple à boire du café, comme les Ottomans, et jamais du thé, comme ses voisins.
Il y avait du Socrate dans ce Ssi l’Mehdi. Un Socrate marrakchi. En tout cas, si quelqu’un lui avait dit: “Tout le monde joue à ce jeu!”, il aurait répondu “Tant mieux pour eux.” Et il aurait continué à regarder la mer.
Et jamais les mots de Baudelaire n’auraient autant fait sens: “Homme libre, toujours tu chériras la mer…”