To be or not to be. Shakespeare posait ainsi, par la voix de l'infortuné Hamlet, la question la plus fondamentale de toutes, celle de l’existence. Être ou ne pas être… S’ensuit le monologue le plus fameux de la littérature mondiale.
En avoir ou pas. C’est ainsi qu’on a (mal) traduit en français le titre du roman de Hemingway intitulé en anglais To have and have not. À lire ou à relire.
Être et avoir, c’est le titre d’un très beau documentaire réalisé par Nicolas Philibert en 2002. À voir, si vous ne l’avez pas déjà fait.
Tout cela est bel et bon. Mais depuis que je passe beaucoup de temps au pays de mes aïeux, je m'aperçois que Shakespeare, Hemingway et Philibert n’avaient rien compris. Rien! En tout cas pas à la condition humaine du Marocain.
La vraie question, pour le Marocain, est: avoir ou n’avoir pas de voiture.
Autrement dit, et c’est une interrogation quasi-métaphysique qui retentit dans tous les coins du Royaume au moment où il s’agit de regagner ses pénates: “t’es motorisé(e)?”
Vous me dites:
– Tu exagères. Ce n’est pas une question métaphysique. C’est juste un truc pratique.
Que non pas, lectrice, lecteur; que non pas. Voici une expérience facile à faire et que je réalise quasiment chaque jour devant le portail d’une de nos institutions les plus (justement) réputées. Quand j’arrive devant ledit portail à l'arrière d’une voiture, le gardien remonte la barrière fissa et se fige dans une espèce de garde-à-vous qui m'égare dans une douce rêverie dans laquelle je serais devenu militaire haut gradé. Voilà le général Laroui qui arrive, gaaaardafou!
Mais quand il m’arrive d’enfourcher ma bicyclette et de me présenter devant la même barrière, elle reste irrémédiablement horizontale (la barrière, pas la picala). Le gardien sort de sa guérite, méfiant, soupçonneux, et il vient me constater de très près. Puis il hausse les épaules, rote un coup et lève le pont-levis d’un doigt négligent. Pas de salut, cette fois-ci. Je suis redevenu troufion de base, piou-piou, 2e classe.
Je suis quand même le même bonhomme, non?
Erreur. Le Marocain de base, dès qu’il possède un véhicule, fût-il une Fiat 127 d’il y a trois papes, devient un homme augmenté. À la limite, je me demande même s’il ne devient pas un homme tout court, le non-motorisé n’étant qu’une sorte de vague ébauche, de têtard, d'embryon.
Mais d'où vient ce mépris profond envers le non-motorisé? Eh bien, des mille situations où il est humilié par la vie. Le voici en train d’attendre, au bord d’une route poussiéreuse, sous un soleil de plomb, qu’un car improbable passe par là; le voilà, ruisselant de sueur, à supplier du geste qu’un taxi casablancais (ce sont les pires) daigne s'arrêter à sa hauteur; regardez-le, au temps de Aïd l'kbir, se battre à coups de poing avec d’autres déshérités de la bagnole pour accéder au bus bringuebalant qui le mènera, si Dieu le veut, au village natal rejoindre sa famille pour les agapes moutonnières.
Eh bien, cette situation est inacceptable! Nous ne pouvons pas tolérer qu’il y ait des Marocains à deux vitesses –ou plutôt que les uns aillent à pied et les autres en quatrième vitesse.
Parmi les droits de l’homme, devrait figurer celui-ci: pouvoir aller, dignement, la tête haute, de n’importe quel point A du Royaume, fût-il Ahfir, à n’importe quel autre point B, fût-il Smara, en n’utilisant que des transports en commun propres, prévisibles et ponctuels.
Le jour où ce rêve sera réalisé, ce jour-là –et pas avant!– nous pourrons dire: nous sommes un pays développé.
Et on cessera peut-être de mépriser la piétaille, ceux qui, pour une raison ou pour une autre, ne sont pas motorisés.