Il y a quelques années, dans le hall de la gare d’Amsterdam, je tombai par hasard sur mon ami l’écrivain maroco-néerlandais Abdelkader Benali. Pas tout à fait par hasard, à vrai dire, car après les salutations d’usage, il s’avéra que nous devions prendre le même train pour aller au même endroit, dans la même ville, Utrecht. Une association de jeunes d’origine marocaine y organisait un festival culturel et nous étions tous deux invités.
Une fois sur place, nous nous rendîmes compte que le lieu choisi était un joli théâtre de la ville. L’association, grassement subventionnée par la mairie, avait les moyens. Abdelkader et moi étions programmés en même temps, non pour parler de nos œuvres respectives, comme je l’avais cru, mais pour discuter de l’identité rifaine. Pourquoi pas? Cependant, le débat prit tout de suite une étrange tournure. Certaines questions visaient à établir que ladite identité n’avait rien à voir avec le Maroc. De là à réclamer l’indépendance, il n’y avait qu’un pas. Abdelkader s’énerva.
-Je suis 100% Rifain, aussi bien du côté de mon père que de ma mère, mais je suis également 100% Marocain! Et j’ai un passeport néerlandais. Je suis riche de toutes les facettes de mon identité. Pourquoi devrais-je me priver de l’une d’entre elles?
Quant à moi, je leur fis remarquer que l’aéroport de Nador portait le nom de ma famille, ce qui me donnait une certaine légitimité pour affirmer que Nador, Al-Hoceima et tout le Rif faisaient bien évidemment partie du Maroc. Quant aux portraits qui ornaient la salle (il s’agissait du fameux Mohammed Ibn Abdelkrim al-Khattabi), n’importe qui, au Maroc, pouvait les accrocher chez lui vu que ledit Abdelkrim est considéré unanimement comme un héros marocain de la lutte anticolonialiste.
Nos jeunes hôtes étaient sidérés. Nous leur disions le contraire de ce qu’ils auraient voulu entendre. Cependant, nous voulions comprendre les raisons profondes de leur irrédentisme. Au cours de la discussion, ils évoquèrent le traumatisme du soulèvement du Rif, à la fin des années 50, et de sa brutale répression. Bien sûr, ils ne l’avaient pas connu personnellement mais sa mémoire se transmettait de génération en génération. Ils parlèrent aussi des décennies d’abandon de l’État, de l’absence d’investissement, etc. Sur ces deux points, nous leur donnâmes raison mais nous leur apprîmes également, exemples à l’appui, que beaucoup de choses avaient changé au cours des dernières années.
Restait une doléance qui revenait en boucle et qu’une jeune femme formula ainsi:
-Quand je regarde la télévision marocaine, je zappe au bout de quelques minutes car on y parle l’arabe classique, langue que je ne comprends pas parce que je suis née ici, à Utrecht, et je n’ai jamais eu l’occasion de l’apprendre. Comment voulez-vous que je me sente Marocaine si je ne comprends même pas ce que raconte la télé officielle?
Je demandai à la jeune femme si elle comprenait la darija, elle me répondit que oui. En reprenant le train pour rentrer à Amsterdam, Abdelkader et moi étions songeurs. Et si la question du Rif, du moins dans sa composante ‘MRE’, était d’abord une question linguistique? Qui ose encore affirmer que nous n’avons pas de problème de ce côté-là?