La première chose que fait Abdelmoula, chaque matin, c’est ouvrir sa page Facebook; et tout de suite, les exclamations fusent. J’en retiens une, aujourd’hui. «Le neveu de Flana s’est marié au Québec!» Analysons-la ensemble, si vous le voulez bien.
Qui est Flana? Il y a plusieurs décennies, sur la plage d’El Jadida, on s'était croisés, mes frères et sœurs et moi, cette sympathique adolescente et les siens, pendant les vacances d'été. On avait joué au volley-ball, on s'était baignés ensemble, on avait fait quelques parties de rami. Puis cette aimable famille de T’nine Ch’touka ou de Tata ou de Marrakech – je ne sais plus– avait levé le camp et nos routes s’étaient séparées. Chacun de nous a fait sa vie.
Et soudain, Internet, cette catastrophe! Les réseaux sociaux, cette calamité! Et toutes les Flana du passé ressurgissent… On les «retrouve» grâce à Facebook, on reprend le contact, on s’ébaudit –regar’, regar’, elle a émigré au Canada, elle est maintenant assistante médicale, elle a acheté une Fiat 127 jaune…
Jusque-là, ça va. Après tout, nous l’avons vraiment croisée, elle. C’est un fantôme du passé mais elle a vraiment existé pour nous, un jour. On a smashé quelques ballons sur sa bouille réjouie, on l’a dépouillée au rami –en trichant un peu–, on a partagé quelques beignets sucrés en écoutant Oum Keltoum ou Jacques Brel sur un vieux Teppaz, étendus sur le sable, heureux.
Mais son neveu? Inconnu au bataillon, jamais vu, jamais entendu, jamais joué avec. Alors que peuvent bien me chaloir ses épousailles dans une lointaine contrée, au milieu de quelques arpents de neige, avec deux bûcherons comme témoins?
Entendons-nous: les gens ont le droit de se marier, au Canada ou ailleurs. Ce à quoi j’objecte, c’est d’être dérangé au point du jour par ce genre d’exclamation: «le neveu de Flana s’est marié au Québec!»
Vous me dites:
- Comme d’habitude, tu t’énerves pour rien.
Pardon? Pour rien? Mais non, excusez-moi, c’est très important. Parce que c’est ce même Abdelmoula qui répond sèchement, quand on lui demande s’il a lu le dernier roman de Machin:
- Je n’ai pas le temps de lire!
Mais le benêt passe des heures à déchiffrer les millions de niaiseries inutiles dont le bombarde Facebook. «La nièce de Trucmuche est en Thaïlande!» «Le petit-fils du chauffeur de Ali, quand on était à l’école, tu te souviens…» Le chauffeur, vaguement, qu’est-ce qu’il a? «Eh bien, son petit-fils a hreg vers l’Italie!» «La fille de la belle-sœur de notre ancienne voisine Daouia (tu te rappelles?) a été élue Miss Had Soualem!»
Toutes ces informations sont vraies mais d’une révoltante banalité. Elles concernent des personnages réels mais à l’importance douteuse et que je ne connais même pas. Comparons-les avec ces personnages fictifs que sont Hamlet, Jacques (et son maître), Anna Karénine, Dorian Grey, Jean Valjean, Roquentin ou le trio Adham, Gabal et Rifaa de Naguib Mahfouz. Tant qu’à lire, ne vaut-il pas mieux partager les tourments métaphysiques d’Ivan Karamazov, les désarrois de l'élève Törless, les émois d’Emma Bovary, la découverte par Roquentin de la contingence du monde, plutôt que déchiffrer des informations qui se résument à: un gus que je ne connais pas s’est marié à dix mille kilomètres d’ici?
De ces heures à consulter Facebook, Abdelmoula sort un peu plus niais. De la grande littérature on sort plus intelligent, plus cultivé, plus sensible. La fiction vaut parfois beaucoup mieux que la réalité –et la réalité des réseaux sociaux est particulièrement indigente.
Tais-toi, Abdelmoula, et ouvre un livre.