Quand j'étais petit (comme c’est loin, tout ça…), il y avait dans ma bonne ville d’El Jadida un commissaire de police qui faisait la pluie et le beau temps –plutôt le beau temps, d’ailleurs, car il ne pleuvait pas souvent dans la capitale des Doukkala. Il était redouté de tous, ce zigoto. Je crois qu’il s’appelait Tarik mais, pour préserver son anonymat et pour ne pas m’attirer des ennuis, je l’appellerai Abdelmoula dans la suite de ce billet.
Donc, le commissaire Abdelmoula.
Ce n'était pas lui, le problème. Qui sait? Il était peut-être honnête et faisait son boulot convenablement. Il y a des braves gens partout, comme le chantait autrefois mon ami Rachid Bahri, même dans la force publique. Non, le problème, ce n'était pas lui, c'était son frère.
Ledit frère était un raté de la plus belle eau, un nobody, un crétin spectaculaire comme on en voyait peu à l’époque, même à El Jadida. Oui, mais c'était le frère du commissaire Tar…, pardon, du commissaire Abdelmoula.
C'était son seul titre de gloire, sa seule qualification, son seul diplôme.
Tout le monde ne peut pas être fils d’archevêque, père de la bombe H ou neveu de Rameau.
Mais, madre de Dios, combien cela lui conférait de privilèges, combien de portes (et de portemonnaies) cela lui ouvrait!
L’une des activités favorites du frère d’Abdelmoula consistait à aller boire dans un bar pas loin du cinéma Marhaba puis, une fois soûl comme un cochon, à déclencher une bagarre générale à propos de rien – "Qu’est-ce t’as à m’regarder, tu veux ma photo?". La flicaille arrivait rapidement et arrêtait tout le monde –sauf lui: il était le frère du commissaire Abdelmoula. Il s’en allait alors tranquillement, sans payer. Il ne payait jamais rien, d’ailleurs.
Un jour je le vis, de mes yeux d’enfant, prendre trois ou quatre beignets au sucre sur le plateau d’un vendeur ambulant, sur la plage de Sidi Bouzid, et payer le tout d’une injure bien sentie. L’autre fila, ayant reconnu monsieur Frère. Comme je me trouvais à côté de lui et que je le regardais, ahuri, il me foutit une gifle. Comme ça, pour rien. J’avais dix ans.
Vous me dites:– Tes souvenirs d’enfance sont attendrissants –et d’ailleurs, nous avons tous connu des types comme celui que tu nous campes si bien– mais pourquoi tu nous en parles aujourd’hui, en ces premières semaines de Janvier consacrées généralement à l'échange de vœux et à la dégoulinade des bons sentiments?
Parce que, amis lecteurs, je lis la presse comme vous et j’apprends comme vous qu’une flopée d’agents d'autorité viennent d'être suspendus par le ministre de l’Intérieur. Ils attendent de passer devant une commission de discipline. En attendant, ils sont présumés innocents et j'espère que la plupart le sont. Mais, en pensant au frère du commissaire Abdelmoula, je me sens un peu vengé. Elle ne brûle plus autant ma joue, la beigne de ce butor. Espérons que ces temps sont révolus...