C’est devenu la gifle la plus célèbre de l’Histoire, juste derrière le coup d'éventail qu’infligea le dey au consul de France Deval le 30 avril 1827 –cette gifle-là fut le prétexte de la prise d’Alger par la France, avec d’infinies conséquences, y compris pour nous.
Revenons au temps présent. C’était il y a quelques jours et l’affaire a fait le tour du monde. En pleine cérémonie des Oscars, l’acteur Will Smith s’est levé et est allé violemment gifler le maître de cérémonie, Chris Rock, qui venait de faire une plaisanterie sur le crâne rasé de Jada Pinkett, l’épouse de Smith. L’affaire a fait le beuze, comme on dit en mauvais franglais.
En ce qui me concerne, ce qui m’a le plus gêné, c’est qu’on n’ait parlé de violence qu’au sujet de la gifle.
Or il me semble que la «blague» douteuse de Chris Rock était encore plus violente que la baffe qu’il a reçue. Jada Pinkett souffre d’alopécie –c'est-à-dire d’une accélération pathologique de la chute des cheveux. Il n’y a pas de quoi rire.
Certains lecteurs trouveront peut-être outré que je mette sur le même plan un acte de violence physique et quelques mots, un simple flatus vocis. Très bien. Alors, allons au fond des choses. C’est quoi, la violence?
On oublie toutes les fessées de son enfance –sauf si l’on s’appelle Jean-Jacques Rousseau– mais ce qui reste, c’est la raillerie cruelle, tel brocard, telle soi-disant «taquinerie» qui nous avait percé le cœur quand nous étions môme en culottes courtes ou fillette aux cheveux tressés.
J’étais très myope quand j’étais petit: combien de «blagues» ai-je dû endurer au sujet des lunettes à verres épais que je devais porter. Et il fallait encore sourire, pour montrer qu’on avait le sens de l’humour…
Pierre Bourdieu nomme «violence symbolique» le fait d’imposer aux gens, par le biais de l’école et des media, une certaine vision du monde –celle qui sert les intérêts des puissants. Ni gifle ni coup de fusil, tout se passe en douceur, mais cette violence-là n’en est pas moins redoutable.
On sait comment Freud interpréta l’humour dans Le Mot d'esprit et sa relation à l'inconscient, publié en 1905: c’est très souvent une forme d’agressivité –donc de violence. Encore et toujours.
Dans Le Voleur dans la maison vide, ses Mémoires, l'académicien Jean-François Revel raconte une anecdote significative à ce propos. Entrant un jour dans le bistrot parisien où il avait l’habitude de retrouver ses amis étudiants, il fut accueilli par des mines sombres ou dévastées: le boute-en-train du groupe venait de se tuer dans un accident de la circulation. Au lieu de chagrin, le jeune Revel ressentit alors une sorte de bouffée de joie qui le plongea ensuite dans le désarroi. Comment avait-il pu éprouver une telle émotion en apprenant le décès d’un ami? Analysant ses sentiments, il finit par comprendre ce qui s’était passé. Le joyeux luron avait l’habitude de se moquer du début de calvitie qui affligeait Revel. Ces railleries incessantes, accueillies avec une bonhomie feinte par la victime, l’avaient transformé en ennemi mortel, sur un plan inconscient –c’est sérieux, l’inconscient. D'où ce premier mouvement de joie du souffre-douleur à l’annonce de la disparition de son tourmenteur.
Combien d’amitiés prétendues sont-elles bâties sur de tels malentendus? Tout cela à cause de cette tendance funeste à toujours vouloir faire de l’esprit, se moquer, persifler…
La gifle de Will Smith est l’occasion pour nous de nous livrer à une introspection salutaire.
Et si nous remplacions la blague cruelle par ce que les Anglais appellent self-deprecating humor? Il s’agit, si l’on veut être drôle, de se moquer de soi et non des autres. Le vrai gentleman est un maître du self-deprecating humor. Ainsi, il ne blesse personne et ne risque pas de se prendre une baffe en travers du museau.
Soyons gentleman ou gentlewoman, moquons-nous de nous-même si nous sommes d’humeur badine –et laissons les autres tranquilles.