Aujourd’hui, je voudrais parler du centre culturel marocain à Amsterdam, ce qui pose tout de suite un problème philosophique: peut-on parler de quelque chose qui n’existe pas? La mère Thatcher prétendait que la sociologie ne fait pas autre chose (“There is no such thing as society’’) mais bon, on aura cette discussion un autre jour. Aristote s’est posé une question similaire: peut-on dire quelque chose de sensé à propos de ce qui n’existe pas encore? C’est ce qu’il appelle “le problème des futurs contingents’’. Mais n’allons pas trop loin dans nos élucubrations, réfléchissons ensemble sur cette question du centre culturel marocain à Amsterdam. Une ténébreuse affaire!
Or donc, il y a quelques années, un consul bien avisé eut l’idée de monter un centre culturel dans la capitale des Pays-Bas? Pourquoi? Parce que les Marocains étaient en butte à un tir de barrage quotidien de la part de l’extrême droite néerlandaise. Aussi bien le sinistre Geert Wilders que la presse de caniveau genre le Telegraaf ne perdaient aucune occasion pour dépeindre les Marocains comme des sauvages sans culture, des hommes des cavernes n’ayant pas encore découvert l’écriture, comme à peine supérieurs au bonobo qui déambule nonchalamment au zoo.
Bien sûr, le problème ici est celui de l’ignorance crasse de ces fachos et de ces politicards populistes dont la plupart n’ont jamais lu un livre. On pourrait hausser les épaules et passer son chemin. Pourquoi répondre à un imbécile, à un ignoramus? Certes– mais le problème est que ce discours, faute de contrepoids, était en train de se propager dans la population. Et c’est pourquoi le consul dont je parle, qui est aujourd’hui à la retraite à Rabat, eut l’idée de monter un centre culturel pour montrer qu’il y a bel et bien une culture marocaine vivante, inventive et surtout très diverse. Il s’agissait de projeter des films, d’inviter des écrivains et des universitaires, de monter des expositions d’art moderne– et aussi d’exhiber d’autres formes de cultures: la gastronomie, le vêtement (avec les fameux défilés de caftans– pourquoi pas?), la musique sous toutes ses formes: andalouse, chaâbi, ‘ayta, grandes traditions de danses: ahwash et ahidus.
Notre ami réussit à convaincre qui de droit, on établit un budget, on acheta même un superbe immeuble, juste en face du zoo (bonjour, le bonobo)– et à cinq minutes de chez moi, si je puis me permettre cette digression personnelle. Des artisans venus du Maroc le décorèrent superbement.
Et puis patatras! Le consul fut nommé ailleurs, un nouveau gouvernement fut installé à Rabat, avec un nouveau ministre de tutelle… et l’affaire du centre culturel marocain à Amsterdam commença à entrer dans un long hiver. Pour tout dire, j’ai l’impression que la chose est gelée. Je passe parfois à côté de l’immeuble: pas une souris ne bouge, comme dirait le chat qu’expire. La (très belle) porte reste hermétiquement close. Il paraît qu’on dépense chaque mois une fortune en gardiennage. Et la bibliothèque, à laquelle j’ai offert quelques centaines de livres entretemps moisis, n’a pour clients que des fantômes. Cela fait cinq ans que ça dure!
Pendant ce temps, les fachos et les populistes n’ont pas cessé de nous insulter et de nous traiter de barbares sans culture. C’est pourquoi je pousse ce cri de détresse: ohé, du côté de Rabat, y a-t-il quelqu’un pour relancer ce projet ? J’en ai assez de me faire traiter quotidiennement de sauvage sans pouvoir prouver le contraire…