Frédéric II, roi de Prusse, despote éclairé, ami de Voltaire et des philosophes, avait donné à la bureaucratie prussienne l’ordre de s’exprimer d’une manière compréhensible quand elle lui adressait des rapports. Elle ne devait «user que de mots et d’expressions entièrement connus de Sa Majesté». En particulier, Frédéric II se méfiait du latin: «les ministres doivent savoir qu’il n’est pas concevable d’envoyer à Sa Majesté des pièces lardées de latin (…). Si ce dernier est assez connu des facultés de droit et des tribunaux, il n’est pour Sa Majesté que de l’arabe».
J’ai sursauté quand j’ai lu, hier, ces mots dans la magistrale biographie de Frédéric II écrite par Pierre Gaxotte (Fayard, 1972; page 289). Pour le plus fameux des Prussiens, l’arabe symbolisait donc le summum d’une langue incompréhensible…
Il ne s’agissait pas de mépris. Au contraire. C’était peut-être même une marque de crainte révérencieuse. A la même époque, les diplômes de doctorat délivrés par l’université de Kœnigsberg, qui dépendait de Frédéric II, étaient surmontés d’une formule en arabe pour rendre hommage à la langue dans laquelle la science et la philosophie s’étaient épanouies quelques siècles plus tôt. (Si vous ne me croyez pas –et j’admets que c’est difficile à croire– procurez-vous une copie du diplôme de Kant, le plus influent des philosophes des temps modernes, et assurez-vous, avec stupéfaction, qu’il est bien surmonté de l’expression allahou-akbar, en graphie coufique…)
Fermant le livre de Gaxotte, je me suis mis à penser à une situation similaire, la nôtre.
Et si nous demandions à la justice, aux poètes, aux écrivains, aux orateurs, aux prêcheurs, à ceux qui écrivent des manuels et des rapports, à ceux qui pontifient tard le soir à la télévision, etc., de n’user «que de mots et d’expressions entièrement connus du peuple»?
Ne serait-ce pas une façon efficace de rapprocher le savoir, la justice et l’administration du peuple; celui-ci des élites; et tout le monde de la lecture?
Les Marocains sont un des peuples qui lisent le moins, c’est bien connu –quelques minutes par jour en moyenne, selon une statistique désolante qui a fait grand bruit il y a quelques années. A vrai dire, ce n’est pas de leur faute. Il n’y a aucun plaisir de lecture quand on est obligé de déchiffrer péniblement des mots qu’on n’utilise jamais dans la vie courante.
Et sans plaisir de lecture, il n’y a pas de lecture. C’est aussi simple que cela.
Pour toutes ces raisons, il nous faut être aussi fermes que le grand Frédéric. Exigeons qu’on nous parle dans une langue familière et compréhensible!