Il y a quelques jours, en rangeant mon bureau, je suis tombée sur un dossier que nous avions préparé à l’époque où je travaillais pour le journal Jeune Afrique et qui portait sur le «modèle turc». L’article date de 2010 et on y décèle bien la fascination que la Turquie exerce alors sur une partie des élites maghrébines.
Démocratique, laïque, attractive économiquement et culturellement, la Turquie apparaît comme un véritable eldorado. Les femmes y sont plus libres que dans le reste du monde musulman. Le tourisme y est florissant. A l’époque, le pays d’Atatürk affiche depuis presque douze ans une croissance de 7%, digne d’un dragon asiatique. Sa production industrielle surpasse celle de tous les États arabes réunis et les réformes politiques de Recep Tayyip Erdogan et Abdullah Gül sont applaudies dans toute la Méditerranée. Pour beaucoup, elles ont permis la démocratisation du pays et une reconquête des institutions par les civils. Aux yeux des élites maghrébines, l’expérience turque est riche d’enseignements. Elle prouverait que l’islam politique ne menace pas forcément la démocratie et que l’arrivée au pouvoir des islamistes n’est pas synonyme de remise en question des libertés individuelles.
Je relisais ce dossier le cœur serré. Au vocabulaire optimiste qui prévalait à l’époque, s’est substitué un champ lexical de la terreur. Purge, arrestations arbitraires, rétablissement de la peine de mort, procès expéditifs… Quelle tristesse de lire les articles qui parlent de la Turquie d’aujourd’hui. Depuis la tentative de coup d'Etat à la mi-juillet, les arrestations sont massives. En moins de quatre mois, 150.000 personnes ont été interpellées, placées en détention ou démises de leurs fonctions dans l'armée, la police, la fonction publique, la magistrature, la presse, l'enseignement supérieur...
Le 12 novembre, les autorités turques ont arrêté Akin Atalay, le patron du quotidien d'opposition Cumhuriyet, très hostile au président Erdogan. C’est ce journal qui avait publié, en 2015, une vidéo prouvant que les services secrets turcs fournissaient des armes aux rebelles islamistes en Syrie. A l’époque, Erdogan avait menacé ouvertement le patron du journal, Can Dündar, lui promettant qu'il allait «payer le prix fort». Le week-end dernier c’est Olivier Bertrand, un journaliste français, qui a été incarcéré sans raison, pendant deux jours, avant d’être finalement expulsé manu militari.
Un haut responsable français, avec qui j’ai eu la chance de discuter, me faisait récemment cette confidence: «Au moment du coup d’Etat, Erdogan a tremblé. Il s’en est fallu de peu pour que le pouvoir vacille et que son pays bascule dans une autre dictature. Au départ, la répression était ciblée sur les commanditaires du coup d’Etat. Mais très vite, nous avons pu constater qu’Erdogan en profitait pour faire le ménage, dans des proportions totalement folles et inacceptables. Mais la vérité c’est que nous ne pouvons rien dire. Toutes les chancelleries occidentales se taisent car la Turquie a beaucoup de leviers sur nous. Et en particulier sur la question de l’endiguement des réfugiés syriens ou de la lutte supposée contre Daech…»
Cette triste leçon de realpolitik ferait sans doute rire jaune l’écrivain Asli Erdogan, enfermée depuis des semaines dans la prison de Barkirkoy, et contre qui le procureur a requis la réclusion à perpétuité. Son crime? Avoir écrit dans un journal qui soutient la cause kurde, avoir usé de sa plume pour défendre ce en quoi elle croit. Malade, privée de soin, la romancière a lancé de vibrants appels à la communauté internationale en les suppliant d’agir face à la terreur qui s’abat sur son pays. Si les intellectuels, les artistes, les journalistes ont multiplié les pétitions et les appels pour sa libération, les gouvernements, eux, brillent par leur silence. Aurait-on déjà fait le deuil de la démocratie turque? Laissera-t-on, sans rien dire, ce pays s’enfoncer dans la nuit?