La géopolitique, en étant une méthode et une discipline davantage qu’une une science, revêt de fait un caractère éminemment subjectif, et ce, malgré la relative universalité de ses concepts et de son vocabulaire.
Née à la fin du XIXe siècle dans un contexte ou le scientisme faisait florès, la géopolitique n’a pu échappée à l’irrésistible tentation de prétendre à un caractère scientifique, et donc de sérieux, à l’instar d’autres disciplines nées à peu près à la même époque, comme la sociologie, la psychologie ou encore l’anthropologie. Molière aurait vécu à cette époque qu’il aurait fait dire au philosophe de monsieur Jourdain que «tout ce qui n’est pas science est prose, et tout ce qui n’est pas prose est science».
Cependant, en restant toujours dans l’esprit du «Bourgeois gentilhomme» de Molière, nous affirmons qu’en réalité, en faisant de la géopolitique, ça fait des décennies que les géopolitologues font de la prose sans qu’ils n’en sachent rien.
Car par-delà la sophistication du vocabulaire et des grilles d’analyses, la géopolitique est avant tout un point de vue culturel et civilisationnel. Puisque si effectivement la géographie détermine en partie la structuration du pouvoir et le tempérament d’un peuple, elle le fait cependant toujours par la médiation de la culture. Car dans son rapport à la nature et à la géographie, contrairement à la mouche ou encore au chat qui ne voit dans son environnement que des stimulis, des opportunités et des obstacles, l’humain y voit avant tout des paysages. Le paysage est par conséquent le propre de l’humain, qui voit dans une topographie donnée, une dimension autant pragmatique qu’esthétique, symbolique et religieuse.
Pour les habitants d’un village au pied d’une montagne, la montagne ne sera pas qu’une simple montagne, mais elle deviendra la demeure des dieux, le lieu de la révélation et une métaphore de l’éternité. Les Grecs situaient bien leurs dieux au Mont Olympe, Moïse a bien dû gravir la montagne pour recevoir les tables de la loi sur le Mont Sinaï, Lao Tseu s’est retiré au sommet dans les montagnes pour rédiger le Tao Te King, et le prophète Mohammad a bien reçu la première révélation dans la grotte de Hira qui se trouve sur la montagne de Djabal-Al-Nour.
Il en va de même pour les peuples des forêts, du désert ou encore de la mer. L’humain domestique son environnement en lui donnant du sens, une esthétique et surtout une mystique. Ce n’est que transformé ainsi que l’environnement, érigé en paysage et milieu humain, peut déterminer autant la structure politique qui va émerger que l’imaginaire d’un peuple qui en sera l’objet, autant que le sujet.
Ainsi, un peuple insulaire comme les Britanniques ou dans une certaine mesure les Américains, produiront une géopolitique qui verra dans une carte la mer et les océans en premier, avant de percevoir les pavés terrestre qu’on appelle «continents». Pour ces derniers, la mer est le terrain d’expression premier de la puissance.
Rien d’étonnant à ce que les Britanniques fondèrent leur puissance impériale sur le contrôle des routes maritimes, des mers et des océans, à l’image de Carthage 25 siècles avant. Les Carthaginois disaient à l’époque que «les Romains ne peuvent même pas se laver les mains dans la mer sans la permission de Carthage». Les Anglais reprendront cet adage à leur compte. Quant aux Américains, même quand ils font la guerre sur le continent comme en Irak, leurs soldats s’appellent quand même des «Marines». La géographie insulaire fera par la médiation de la culture et de l’imaginaire, que ses pays soient devenus des «thalassocraties», ou «Sea power» en anglais. Autrement dit, des puissances politiques, militaires et économiques, fondées sur la mer.
A l’inverse de la terre ferme et immuable, la mer et l’océan expriment le changement permanent (les vagues, les courants marins, …) et aucune frontière ne peut y être tracée de manière visible. Cette liberté de la mer, trouvera dans le libéralisme, son propre reflet idéologique. Rien donc d’étonnant à ce que le libéralisme soit né dans l’univers insulaire du monde anglo-saxon. Cette géopolitique très particulière, tendera à transformer la terre à l’image de la mer: libre-échange, libre circulation, moins d’Etat…
Dans l’un de ses plus célèbres essai intitulé «Terre et Mer», le juriste allemand Carl Schmitt disait: «devenue reine des océans, l’Angleterre, forte de sa suprématie maritime et planétaire, édifia un empire disséminé aux quatre coins du globe. Le monde anglais se mit à penser en termes de bases, de voies de communication. Ce qui, pour les autres peuples, était un sol, une patrie, lui apparut comme un simple Hinterland (un arrière-pays). Le terme même de «continental» reçut une connotation « rétrograde » et les populations visées devinrent des backward people –presque des sauvages».
Quant à la dimension continentale, un pays enclavé au cœur de l’Eurasie, sera structuré de manière fondamentalement différente, voir opposée.
L’immuabilité des paysages, dont les montagnes citées précédemment ne sont qu’un exemple, aura pour reflet idéologique un certain conservatisme en tant que réticence au changement. Là où le changement est vécu comme littéralement naturel, ici, il sera perçu comme une menace et un danger. De même, les sociétés agraires du monde continental, verront dans l’ordre harmonieux et inchangeable du cosmos, un ancrage et une légitimité pour un ordre politique à l’image de ce dernier.
Ce fondement terrestre de la puissance produira des empires et des Etats dits «Tellurocratique», en anglais «Land Power».
L’ancrage terrestre des puissances tellurocratiques renvoie au niveau culturel à l’idée d’enracinement et de stabilité. La temporalité, originellement agraire, est cyclique, et s’inscrit dans la perspective d’un éternel retour. Sur le plan juridique comme le rappelle Carl Schmitt dans «le nomos de la terre», la prise de terre au sens de domestication (invention de l’agriculture) ou, ultérieurement, de conquête, est le fondement premier du droit.
Le conservatisme structure mentalement la communauté dans une perspective de permanente réactualisation de la légitimité, autant politique que patrimoniale. Ça va être le cas à une époque de l’Allemagne bismarckienne, de la Russie jusqu’à aujourd’hui et dans une certaine mesure de la Chine.
Ainsi, ces deux prismes géopolitiques et avant tout civilisationnels, opposent par-delà les Etats, la «Mer» et «Terre», la fluidité et l’enracinement, la liberté et l’autorité, le libéralisme et conservatisme,…
Il en résulte de tout ça qu’un géopolitologue, ne saurait être un expert qui jonglerait comme beaucoup le font aujourd’hui avec des concepts piochés ici et là dans un quasi-charlatanisme, mais il est avant tout le porte-parole d’une civilisation qui, en étant enracinée dans sa culture, produit un regard pointu et subjectif sur le monde. Dans une perspective hégélienne, je dirais que le géopolitique est le médium à travers lequel une nation prend conscience d’elle-même, afin de définir sa forme politique, autant que les rapports de force qui vont l’opposer au reste du monde.
Nous conclurons avec ce magnifique passage de Carl Schmitt tiré de l’essai «Terre et Mer»: «l’histoire mondiale est l’histoire de la lutte des puissances maritimes contre les puissances continentales et des puissances continentales contre les puissances maritimes… De tout temps, l’opposition fondamentale de la terre et de la mer a été reconnue et jusque vers la fin du XIXe siècle, les tensions entre la Russie et l’Angleterre étaient volontiers considérées comme la lutte entre l’ours et la baleine: celle-ci était le Léviathan, grand poisson mythique dont nous aurons à reparler; l’ours, l’une des nombreuses représentations symboliques de la faune terrestre. Selon les interprétations des cabbalistes médiévaux, l’histoire du monde est un combat entre la puissante baleine, le Léviathan, et le non moins puissant Béhémoth, animal terrien que l’on s’imaginait sous les traits d’un éléphant ou d’un taureau».