Hier, samedi 17 décembre, les Tunisiens ont été invités aux urnes pour élire les membres de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Ce sera l’une des deux Chambres du parlement, l’autre étant le Conseil des régions et des districts, dont on ne connaît encore ni la configuration ni les modalités de création. Il s’agit des premières élections depuis l’arrivée au pouvoir du président Kaïs Saïed.
Avec cette nouvelle loi électorale, force est de faire ce constat: les règles ont totalement changé. Plus d'un millier de candidats étaient enregistrés. En 2019, pas moins de 15.000 candidats avaient postulé.... Qui sont-ils? L'on y compte 190 d’entre eux sans activité réelle, 94 chefs d'entreprise, 284 enseignants, 22 avocats et 4 huissiers de notaires.
Rien à voir avec les anciens hémicycles où le gros des contingents était surtout formé de juristes, de médecins et d'autres professions libérales. Près de la moitié d'entre eux (soit 45%) se situent dans la tranche d'âge des 46-60 ans, et sont donc peu représentatifs des jeunes.
Enfin, à noter que 122 seulement sont des femmes. Ce dernier fait est important. Une nouvelle loi électorale introduite par le président tunisien, le 15 septembre dernier, a en effet supprimé le principe d’une parité entre les sexes dans les assemblées élues en Tunisie. Une situation tout à fait singulière et incongrue, alors même que la Constitution de 2014 consacre expressément ce principe de la parité, ce qui avait alors conduit à l'élection de 68 femmes dans le parlement élu, soit 31% des membres de l'ARP. Dans cette même ligne, un amendement apporté à la loi électorale en 2017 avait exigé des partis politiques et des coalitions que la moitié de leurs listes candidates dirigées par des femmes lors des élections locales. Une mesure qui avait permis aux conseils municipaux de compter 47% de femmes après les élections de 2018.
Cela dit, comment se présente cette consultation? C'est, pour la première fois, un scrutin uninominal à un tour ou à deux tours, au besoin. Les circonscriptions électorales sont à un siège. Le nombre des sièges à l'ARP a été réduit de 217 à 161. Les partis sont fortement marginalisés dans ce processus; les listes partisanes ont été écartées. Ainsi encore, l'Instance électorale les a exclues, interdisant de fait la participation des formations partisanes. L'on a relevé une participation en-deçà des attentes: dans dix circonscriptions, un seul candidat est en lice; dans sept autres, aucun candidat -ce qui va être un casse-tête pour l'instance en charge des élections. Comment va-t-elle statuer?
Depuis un an et demi, la Tunisie accuse une situation d'exception. Le 25 juillet 2021, le président Kaïs Saïd a décidé la suspension du parlement jusqu'à l'organisation de nouvelles élections. Il s'est en même temps arrogé les pleins pouvoirs. Dans un discours à la Nation, fin décembre 2021, il a annoncé des réformes institutionnelles, soumises à un référendum constitutionnel le 25 juillet 2022, jour anniversaire de la proclamation de la République.
Auparavant, au terme d'une consultation numérique menée durant le premier trimestre, moins de 10% du corps électoral y a participé, soit 520.000 électeurs. L'on a parlé à ce sujet d'un «pré-référendum» ou encore d'un «e-référendum» visant en particulier les jeunes -un calcul qui n'a pas été vérifié... Le questionnaire portait sur une trentaine de questions (quel régime politique? Quels projets dans les régions? Etc.).
Une faible mobilisation, donc. Elle prolonge celle observée lors de l'élection présidentielle d'octobre 2019 qui avait installé Kaïs Saïed à Carthage, avec 2,77 millions de voix seulement (72,71% des suffrages) contre son concurrent Nabil Karoui (qui avait quant à lui récolté 27,29% des suffrages).
C'est un processus qu'il a ainsi engagé depuis juillet 2021, en utilisant les dispositions de l'article 80 de la Constitution sur la situation d'urgence dans des conditions majoritairement dénoncées. Le Conseil supérieur de la magistrature a été dissous et remplacé par un organe «temporaire». De même, pour le Parlement le 30 mars dernier: le président tunisien légifère désormais par décrets...
Dans de telles conditions, les divisions politiques ne peuvent que se polariser et s'exacerber. Les critiques de fond, récurrentes, des partis de l’opposition, de nombreuses ONG, mais également à l'international, sont les suivantes: gel de la démocratie, régression des libertés, dérive autoritariste...
A simple titre indicatif, l'UE n'a pas envoyé d'observateurs pour ces élections parlementaires du 17 décembre 2022, jugeant que c'était sans objet. Les partis de l’opposition ont multiplié les appels au boycott. Au lendemain du référendum du 25 juillet, il est apparu que l'opposition n'était pas arrivée à s'organiser activement et à s'unir. Au-delà des abstentionnistes, les anti-référendums se sont retrouvés divisés entre un boycott et le fait de voter «non».
Une alliance de circonstance a bien été mise sur pied, présentée comme le «Front du Salut», elle regroupe le mouvement islamiste Ennahda, d'autres partis conservateurs anciennement alliés à lui (Amal, Al Irada, Al Karama, Qalb Tounès) ainsi que des mouvements d'activistes tels que «Citoyens contre le coup d'Etat». Aujourd'hui, le camp de l'opposition et du boycott des élections de ce 17 décembre a été renforcé par le «Parti Destourien Libre», le «Parti Républicain», le «Parti des Travailleurs» et des dizaines d'associations, professionnelles ou autres.
Le président tunisien, lui, compte s’appuyer sur une nouvelle formation: «Que le peuple vaincra»: elle sera sans doute le nom d'une coalition accordant, à un régime en mal de légitimité, un semblant de démocratie et de pluralisme.
A la fin de cette année 2022, c'est donc une Tunisie pratiquement tenue en laisse; une année qui marque bien le processus enclenché par Kaïs Saïed. Telle est la voie qu'il veut ouvrir et emprunter, pour mettre en œuvre son idée de «construction par la base» («Bina'a Ka'idi»). Il veut déconstruire le système institutionnel tel qu'il a fonctionné depuis des décennies, suivant des formats et des articulations variables.
Kaïs Saïed entend ainsi mettre sur pied une Troisième République, caractérisée par un ultra-présidentialisme. Un chef d'Etat qui ne partagera pas le pouvoir exécutif avec un chef de gouvernement -qui ne sera plus responsable devant le Parlement. Le chef de l’Etat nommera les magistrats aux plus hautes fonctions, de même que les membres de la future Cour constitutionnelle. Enfin, par un tour de passe-passe, il aura désormais la possibilité de pouvoir se présenter pour deux mandats présidentiels comme l'énonce la nouvelle Constitution, soit théoriquement... jusqu'en 2034! Le président ne pourra être démis de ses fonctions par le parlement - corollaire d'une absence de redevabilité du président de la République devant les autres organes de l'Etat. Le chef du gouvernement, lui, n'est pas responsable devant le parlement, et ne peut être renvoyé par le président.
Sur les plans économique et social, il est connu que la situation est gravement problématique. Le pays se trouve au pied du mur. Des réformes drastiques sont à entreprendre, elles seront particulièrement douloureuses pour les classes populaires et moyennes. Elles auront un coût politique élevé, ne pouvant que plomber Kaïs Saïed, dans son statut autoproclamé de «président du peuple».
La loi de finances 2023 n'est pas encore finalisée; c’est l'une des conditionnalités imposées par le FMI pour accorder un prêt de 1,9 milliard de dollars, en plusieurs tranches sur quatre ans. Or cette aide vient d'être déprogrammée de l'ordre du jour au conseil d'administration du FMI, prévu ce lundi 19 décembre 2022. Une décision soudaine et inattendue, qui suscite des craintes renouvelées sur la viabilité et la soutenabilité des finances publiques de la Tunisie. Cet accord est pourtant important, parce qu'il permet d'accéder à d'autres sources de financement (ceux de la Banque mondiale, de la BAD, de la Banque islamique de développement et ceux d’autres bailleurs de fonds).
Sur un plan social, un bon tiers de la population est pauvre, soit quatre millions de Tunisiens; les chiffres du chômage dépassent 16% -dont 30% de jeunes; l'inflation est de 10%. La crise financière a conduit à un manque de produits de première nécessité et à des pénuries (en sucre, lait, beurre, riz et huile). L'agitation sociale est donc forte avec d'importantes vagues de protestations, tournant parfois à l'émeute.
Le passé n'arrive pas à s'effacer. Le présent? Il peine à se dessiner: en témoigne l’abstentionnisme record de ce scrutin législatif du 17 décembre, avec 8,8% de votants, selon le président de l’Instance électorale, Farouk Bouakser. Et l'avenir? Il s’apparente à un trou noir...