*Titre inspiré de «Guerres Invisibles. Nos prochains défis géopolitiques», de Thomas Gomart. Editions Thandier 2021, Coll. Texto 2022.
L’ordre mondial actuel aujourd’hui, mis en perspective durable, est préoccupant. Pas un long fleuve tranquille, mais des défis. Des déséquilibres. Des lignes de fracture. Des mouvements de compétition agressive et des mécanismes invisibles transformant la planète en profondeur: marchés financiers, paradis fiscaux, mafias, incubateurs technologiques, plateformes numériques, multinationales, services de renseignement… Un autre monde donc, qui surgit avec des intentions cachées.
Une analyse géopolitique est nécessaire. Elle doit veiller à présenter les préférences et les visées des grands Etats construites sur la base d’une vision du monde enracinée dans leur situation géographique et leurs expériences historiques. Elle doit aussi s’attacher à dévoiler leurs intentions: rendre visibles les mécanismes invisibles de la compétition de puissances. Deux lignes de départ sont à retenir à l’échelle globale. La première est celle de modèles de gouvernement, de consommation et de comportement mis en concurrence par une transformation intentionnelle et la révolution technologique. La seconde a trait, elle, à une transformation non intentionnelle, la dégradation environnementale. C’est là que se joueront les rivalités stratégiques, les activités économiques, les mutations politiques et sociales qui convergent à l’horizon. De ce fait, les dépendances géopolitiques seront déplacées par les contraintes environnementales, démographiques, sanitaires ou technologiques. A l’horizon de cinq ans, l’on comptera 150 milliards de caméras de vidéosurveillance, avec une température moyenne en hausse et une biodiversité globale en baisse.
Avec la pandémie Covid-19, s’est accélérée la bascule de l’économie mondiale au bénéfice des plateformes numériques; une recomposition se fait dans la hiérarchie des puissances –un processus au détriment des nations incapables de s’adapter à ce nouvel environnement technologique. Depuis plus de deux ans, cette pandémie a provoqué un court-circuit durable de la mondialisation avec le confinement généralisé, sous telle ou telle forme, de milliards d’individus n’ayant jamais été connectés. Un rappel de ce qu’enseignait Pierre Teilhard de Chardin: «les vivants se tiennent biologiquement». En positif, une étape supplémentaire dans la prise de conscience de l’unité du monde; en négatif, la catalysation des tensions latentes, potentiellement explosives.
Les équilibres entre Asie et Occident accusent des modifications, surtout la rupture entre la Chine et les Etats-Unis. L’actualité en témoigne… Un cycle de quelque quarante ans se referme; il modifie la nature même de la mondialisation avec la dérégulation et la financiarisation des économies avancées (néolibéralisme de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher). Durant cette période, s’est opéré un formidable transfert industriel et technologique des Etats-Unis, d’Europe et du Japon vers la Chine; il a permis désormais à Pékin de contester ouvertement la suprématie de Washington.
Mais il y a plus. Ainsi, plus fondamentalement, la crise actuelle –sanitaire, sociale et économique– renvoie à des dynamiques de civilisation: elle accélère la désoccidentalisation de la politique internationale. De quoi mettre en lumière au passage les différences de conception de la mondialisation actuelle. Faut-il rappeler que les Européens –et les Français en particulier– peinent quelque peu à saisir leur «provincialisation» dans la mesure où leur rapport à la mondialisation post-2019 s’est surtout fondé sue la construction européenne et le lien transatlantique, l’une et l’autre en crise profonde. Or, la mondialisation ne rime plus avec occidentalisation, celle-ci n’ayant plus de portée universelle et faisant désormais l’objet de multiples récusations.
L’éveil politique de l’Asie est là; il nourrit un courant qui promeut les «valeurs asiatiques». Ce que dit bien l’essayiste singapourien Paragkhanna: le retour de l’Asie «dans le cockpit de l’histoire comme une destinée naturelle» a pour ambition non pas de remplacer l’Occident, mais de le façonner comme il l’a façonnée. Un double renversement de perspective s’opère. D’un côté, c’est moins d’influence asiatique en Occident, par voie technologique, qui se pose désormais. De l’autre, à la question du leadership des Etats-Unis dans le monde s’ajoute celle de leur réponse aux ambitions chinoises. Vecteurs de contrôle et d’individualisation extrêmes, les technologies de l’information et de la communication (TIC) conduisent à un glissement vers un capitalisme de surveillance, et ce, dans le cadre d’une confrontation sino-américaine hors limites.
Cela dit, sur la scène internationale, il n’existe plus d’autorité morale capable d’imposer un ordre –ni les Etats-Unis ni la Chine en raison de leurs comportements respectifs– ne peuvent y prétendre. Profondément tiraillé, le reste du monde n’y parvient pas non plus. Les Européens y aspirent bien confusément en faisant des droits de l’homme et de la protection des biens communs (environnement, changement climatique etc.) leurs étendards. Mais arrivent-ils à convaincre? Il y a bien des initiatives qui prolifèrent en matière de coopération en tous genres, mais sans grande portée: le pouvoir de transformation excède largement le pouvoir d’anticipation. C’est que la technologie ne pense pas, elle façonne.
A grands traits, l’on peut dire que trois constats traversent et articulent cette problématique. En premier lieu, les contraintes environnementales: elles s’exercent sur le système-Terre et sont devenues le cadre de tout effort d’anticipation. La rivalité sino-américaine se joue en effet sur fond de dégradation environnementale et de propagation technologique. Les deux pays ne sont pas préoccupés par la protection de biens communs sur un pied d’égalité avec les autres: tant s’en faut. Mais chacun veut prendre l’ascendant sur l’autre. En deuxième lieu, le système international repose sur un emboîtement complexe de souverainetés et de juridictions. La Chine et les Etats-Unis, comme les autres puissances, cherchent à contrôler les nœuds névralgiques du système; ce sont les seuls à travers lesquels passe la coopération d’un plus grand nombre de flux et de rapports commerciaux et économiques.
En dernier lieu, il faut évoquer l’enchâssement de la rivalité sino-américaine dans la dégradation environnementale et la propagation technologique. Aujourd’hui, l’on n’a pas affaire à un schéma comparable à celui de la rivalité soviéto-américaine pendant la Guerre froide. C’est autre chose: une mosaïque qui fluctue sans cesse. A côté de la polarisation entre les Etats-Unis et la Chine, s’observent des ambitions de puissances régionales (Turquie, Iran etc.).
Sur le plan économique, la capacité de mobilisation de très grandes entreprises excède largement celle d’Etats. Si l’on se penche sur l’histoire du capitalisme, puissance et richesse vont de pair. Et les Etats, les entreprises et les individus s’organisent –ou plutôt sont organisés– pour capter les richesses du monde. Une approche géopolitique et géoéconomique? Elle éclaire grandement modalités et les effets de la compétition de puissance… Elle trouve là toute sa pertinence. Un monde anxiogène, donc. Crisogène, aussi. Durablement?