Beaucoup vont rire si on leur dit que la guerre des noms (de rues) représente un enjeu de taille pour le Maroc d’aujourd’hui. «De quelle guerre et de quel enjeu nous parlez-vous?», demanderont-ils, amusés ou incrédules. Pour eux, ces «choses» sont accessoires, périphériques. Ce qui compte, diront-ils, sûrs d’eux, ce n’est pas le nom de la rue mais sa propreté et son équipement.
Ces gens ont tort. La guerre des noms est une méchante guerre parce que, derrière les noms, il y a les ancrages identitaires, les idéologies, les choix de projet de société.
Prendre ces «choses» à la légère conduit à des catastrophes parce qu’il autorise le glissement sémantique, et plus tard le bourrage de crâne et la fabrication de citoyens mal conditionnés.
Prenons un exemple. A Casablanca, nous avons désormais une rue ou avenue qui porte le nom de Abdellah Baha. Une partie du grand public ne se rappelle peut-être plus de lui. Qui est Baha, qu’a-t-il fait, qu’a-t-il été?
Abdellah Baha est un ancien député et ministre (moins de trois ans) du PJD. Il est mort en 2014 après avoir été percuté par un train venant de Rabat. Je me rappelle du défunt en face de moi, dans le bureau de son ami Abdelilah Benkirane, qui souriait en le regardant et me disait: «Lui et moi on a fait les 400 coups ensemble». Ces deux étaient inséparables et s’appréciaient comme des vrais jumeaux.
Que dire d’autre, sinon que Baha était un homme du silence, taiseux, assez énigmatique. Il était apprécié des islamistes parce qu’il savait écouter et passait pour un sage. Mais quel est son fait d’armes majeur, qu’a-t-il produit comme idées, politiques, actions ou lois?
Personnellement, je ne sais pas. La plupart des observateurs ne savent pas. Le défunt était un homme important pour son parti, pour sa cuisine interne. C’est tout.
Dédier une rue ou une place à un tel homme dans le village où il est né, dans le Sud marocain, aurait peut-être du sens. Donner son nom à une mosquée, pourquoi pas? Mais une avenue à Casablanca?
La question est de savoir ce que nous voulons faire de nos rues. Cela revient à savoir ce que nous voulons faire de notre société. Appeler une rue Abdellah Baha ou Omar Benjelloun (célèbre martyr socialiste, assassiné par la chabiba islamiya en 1975), ce n’est pas du tout la même chose. Ce n’est pas seulement le choix d’une commune ou d’une poignée d’élus locaux, mais celui d’une nation.
Les rues ne sont pas nommées d’une manière hasardeuse. C’est la nation entière qui choisit de rendre hommage à un personnage ou à un fait d’histoire. Ces choix sont capitaux. Parce que ces personnages et ces faits d’histoire représentent quelque chose et sont porteurs d’un message que l’on veut faire passer auprès de la jeunesse…
Si les rues du vieux centre-ville de Casablanca sont dédiées à la résistance et aux résistants, ce n’est pas le fruit du hasard. C’est là que ces résistants ont opéré, c’est là que la résistance s’est déployée. Tout cela a du sens.
La préfecture d’El Fida, qui a choisi de «récompenser» Baha, abrite le célèbre quartier Derb Soltane (ou sultan, si vous préférez), qui a vu naitre tant d’espoirs. Militants, résistants, martyrs, artistes, sportifs… Vous voulez donner un exemple, un modèle, pour la jeunesse du quartier? Prenez Abdelmajid Dolmy, footballeur extraordinaire, qui a fait vibrer le Maroc entier (oui, son action et son influence ont eu une portée nationale !) et qui est un authentique «ould derb».
Vous voulez un Maroc moderne, ouvert, égalitaire, libre, cultivé, fier? Vraiment? Alors créez des brèches et célébrez la mémoire des artistes, des scientifiques, des héros de la vie quotidienne, baptisez des rues, des places, des stades, des théâtres, des salles de concert du nom de Mohamed Choukri, Chaïbia, Batma, Gharbaoui, Reggab, Khaïr-Eddine, Bouanani, Dolmy, Seddiki, Khatibi, Guessous… Donnez de la joie et de l’espoir aux villages et aux «impasses» qui ont vu naitre tous ces grands Marocains et tant d’autres.
Ne laissez pas cette guerre des noms basculer du côté de l’immobilisme, voire de l’obscurantisme (référence à toutes les tentatives de coller des noms de tristes salafistes aux rues de Témara, et de bien d’autres villes).
A bon entendeur!