J’ai quand même versé une petite larme sur mes années 1980. Les eighties. Ces années, aujourd’hui magnifiées par le souvenir, étaient mal aimées. Les 80s, c’est l’ère du body-building et du culte du corps, de préférence bronzé et luisant comme une boule de cristal. Ces années ont tué les pattes d’eph’, le disco, le punk et les derniers hippies. Au Maroc, elles ont tué les derniers relents de la chanson contestataire, avec Lemchaheb et Nass El Ghiwane soudain passés de mode.
C’était les années de plomb, ou plutôt d’autres années de plomb, avec les fameux «chouhada al-koumira» (les martyrs du pain) de 1981 et les émeutes qui allaient pousser comme des boutons à Fès, Nador ou ailleurs. Jeunes et moins jeunes, on lisait tous «Al Ittihad Al Ichtiraqi» pour ses chroniqueurs, plus rarement «Al Alam» (mes amis istiqlaliens m’excuseront, mais on disait «Al Alam = Al Ittihad + Tarab Andaloussi»).
Et quand on voulait s’amuser et rire pour de bon, on se jetait littéralement sur «Akhbar Souk» (traduisez «Les nouvelles du marché») de Mohamed El Filali.
Ce journal, qui était un mélange de satire et de kitsch, faisait un carton. En plus d’un trait enlevé, El Filali et ses amis, dont beaucoup avaient appris le métier dans les locaux d’Al Alam / L’Opinion, avaient eu une idée géniale: créer un personnage plus vrai que nature, rassemblant (en les caricaturant) tous les défauts du petit Marocain. Fourbe, espiègle, paresseux, tricheur, gouailleur, gentiment corrompu, avec le verbe et la critique faciles.
Ce personnage s’appelait Bouchnaq et il était chaouch (planton). Comme le Scapin de Molière, il multipliait les fourberies, les facéties, mais en les marocanisant. Aujourd’hui on le taxerait de populiste, et même raciste sur le bord, surtout ringard. A l’époque, cela ne nous aurait jamais traversé l’esprit, parce qu’on le trouvait génial.
Avec Chebbak, Bouhali et bien d’autres, El Filali nous a bien fait rire. Ses clowneries et ses blagues potaches avaient du charme, même quand elles basculaient dans le ridicule. Ce qui arrivait bien souvent. Ce n’était pas si grave parce que lui et sa bande apportaient un petit quelque chose qui égayait nos tristes journées sans divertissement, en dehors du cinéma et du foot.
Et c’est tout!
Un jour, le chaouch Bouchnaq disparut, «Akhbar Souk» aussi. Il y eut d’autres feuilles de chou aux titres évocateurs, avant et après («Kikh kikh», tout un programme!). Mais la mode était passée, il n’y avait plus rien à faire, on disait que l’Intérieur a tué Bouchnaq, on disait autre chose aussi, on racontait beaucoup d’histoires, tout et son contraire.
Mais on s’en foutait! Il nous restait encore nos années 1980 à bouffer comme de la vache enragée. Notre monde sans caricature n’était pas meilleur, seulement différent et moins léger. Les plus branchés lisaient déjà «Fluide glacial», «Charlie» ou les dessins de Plantu, avant de passer à des choses plus complexes encore comme le très avant-gardiste «Métal hurlant». Les autres retournaient à la BD pure et simple, cette autre béquille magnifique qui a soutenu nos eighties et accompagné tant de solitudes. Snif!