On a longtemps opposé l’histoire et le mythe, l’une traduisant une réalité objective, l’autre se prêtant, depuis ses récits d’un autre temps, à des significations symboliques, philosophiques, cosmogoniques…
Il demeure un point commun: la dimension narrative des deux et leur aptitude à raconter le monde, soit en l’objectivant, soit en faisant fi de la rationalité du logos.
Vous l’aurez compris, j’ai choisi aujourd’hui de m’échapper hors du temps historique, vers l’âge des commencements, des épopées héroïques, des créatures fantastiques et de tous les possibles.
Nous sommes donc aux confins du monde habitable, là où le colosse Atlas régnait sur un immense territoire, auréolé de mystère, imposé comme théâtre d’affrontements des forces primordiales.
Débarque alors le héros grec Héraclès, devenu Hercule chez les Romains, assimilé à son prédécesseur en ces contrées, le Melqart phénicien, et, rapproché même, du doyen Gilgamesh mésopotamien.
Dans cette odyssée marquante d’Orient vers l’Occident, Héraclès exécutait par-là deux de ses fameux douze travaux.
Ils se déroulent des deux côtés du détroit qui sépare deux continents.
L’un s’effectue sur l’emplacement de Gadeira (l’actuelle Cadix, fondée par les Phéniciens) où il signe sa victoire sur le monstre tricéphale Géryon et vole son troupeau de bœufs.
L’autre a pour cadre, juste en face, cette terre africaine d’où il devait rapporter les pommes d'or du jardin des Hespérides, que gardait le dragon à cent têtes, nommé Ladon.
Nous voilà au pays des Hespérides!
Leur nom signifie littéralement les Occidentales.
Et pour cause! Ces nymphes du Couchant habitaient les rivages de l’Extrême Occident.
Certains avaient situé leur verger en Cyrénaïque sur la côte libyenne. Benghazi, colonie grecque au Ve siècle avant J.C., qui était d’ailleurs nommée Euhespérides.
Toutefois, écrit Gwladys Bernard dans son «Nec plus ultra: L'Extrême Occident méditerranéen dans l'espace politique romain»: «Cette localisation du jardin en Maurétanie tingitane s'impose pendant l'Empire: Ovide, Virgile, Pomponius Mela ou Solin situent le séjour des Hespérides sur la côte océanique du Maroc actuel.»
Et c’est exactement près de l’antique cité de Lixus (soit l’actuelle Larache, considérée comme la plus ancienne fondation phénicienne en Méditerranée occidentale) que s’impose la thèse de son emplacement.
Les Grecs croyaient que les Hespérides étaient les filles du titan Atlas, le Porteur, qui laissa pour un moment, le poids de la voûte céleste à Héraclès, le temps d’aller lui cueillir les fruits convoités, avant de reprendre son fardeau suite à un subterfuge.
Le même Atlas fut décrit par ailleurs comme un savant et un Sage, inventeur de l’astronomie et de la science de la sphère.
Diodore de Sicile, au 1er siècle avant J.C., écrit à ce sujet qu’il avait approfondi cette science et construit avec art une sphère céleste. «C’est pourquoi on le supposait portant le monde sur ses épaules. Comme Hercule apporta le premier en Grèce la science de la sphère, il en retira une grande gloire; c’est ce qui fit dire aux hommes, allégoriquement, qu’il avait reçu d’Atlas le fardeau du monde.»
D’autres auteurs comme Pline ont appuyé la théorie de la transmission de toutes les connaissances d’Atlas à Héraclès, qui les aurait à son tour apportées en Grèce.
Réponse, dans la droite ligne de la mentalité dominante du XIXe siècle, piochée dans un ouvrage de l’époque intitulé «Esquisse générale de l'Afrique et Afrique ancienne»: «Singulière assertion, qui fait des Grecs les disciples des Barbares africains, et qui retourne d’Orient en Occident la marche de la civilisation humaine.»
L’intrépide voyageur, s’il est reparti avec des connaissances astronomiques et des plants de pommes d’or (assimilées à des oranges, voire à des coings) a laissé, pour sa part, des souvenirs impérissables.
Dans cette région du Lixus, il avait terrassé Antée, qui provoquait à la lutte tous les étrangers, lui laissant pour ultime demeure le tumulus mégalithique, appelé Cromlech de Mzora au nord-est de Larache.
Dans son récit relatif à l’assaut de la ville de Tanger par le général romain Sertorius, Plutarque raconte: «C’est là, disent les Africains, qu’Antée est enterré. Sertorius, qui n’ajoutait pas foi à ce que les Barbares disaient de la grandeur énorme de ce géant, fit ouvrir son tombeau, où il trouva, dit-on, un corps de soixante coudées. Etonné d’une taille si monstrueuse, il immola des victimes, fit recouvrir avec soin le tombeau, augmenta ainsi le respect qu’on portait à ce géant, et accrédita les bruits qui couraient sur son compte.»
L’historien Plutarque assure par ailleurs que les habitants de la ville de Tanger (dite alors Tingi ou Tinges) lui avaient témoigné qu’après la mort d’Antée, sa femme Tingi avait épousé le vainqueur Héraclès. Elle en eut un fils, appelé Sophax (fondateur de la cité à laquelle il donna le nom de sa mère) dont quelques rois, tel Juba, revendiquaient la descendance.
En plus de ces généalogies mythiques, la toponymie n’est pas en reste!
L'Antiquité classique appelait les montagnes bordant le détroit de Gibraltar Colonnes d'Hercule, en souvenir du prodige qui avait permis au héros phénoménal de frayer un passage entre la Méditerranée et l’Océan; ou, d’après d’autres versions, de rapprocher au contraire les continents, afin d’éviter le déferlements des eaux et des monstres marins.
D’une rive à l’autre, ces «colonnes» englobent le rocher de Gibraltar (nommé alors Calpé) et le mont Abyla (dit aujourd'hui Jbel Moussa).
A ce sujet, Belyounech, près de Sebta, placée sur ses pentes, aurait été le domaine de la nymphe Calypso, fille d’Atlas, reine de la mystérieuse île d’Ogygie –dont d’autres lieux revendiquent la paternité– accueillant pendant sept années Ulysse après son naufrage, comme le raconte Homère dans son Odyssée.
Autre cadre naturel hanté par le souvenir d’Hercule et de légendes homériques: les grottes éponymes creusées par la mer, au cap Spartel, près de Tanger, qui lui auraient servi de lieu de repos (ainsi qu’au Cyclope borgne Polyphème).
Son rival Atlas, pétrifié à la vue de la face de la Méduse, est métamorphosé en montagne à laquelle il laisse son nom, de même qu’à l’océan Atlantique, déplaçant son mythe, selon l’étude de Grégoire Tirot, de la cosmologie à la géographie.
Ajoutons à ces récits d’autres légendes en d’autres régions, témoignant d’une saisissante parenté, rapprochées des mythes d’Andromède ou de Persée, recueillies près de Demnat dans le gouffre naturel d’Imi n’Ifri!
Que dire de la version berbère du mythe du cyclope de l’Odyssée, relevée par Emile Laoust au fin fond du Souss!
De quoi rêver d’entreprendre un fabuleux voyage sur les traces de ces legs d’un autre temps, quitte à se perdre dans leurs labyrinthiques dédales, qui ne vont guère, dans ce domaine, avec le fil d'Ariane…





