Une société normale

Tahar Ben Jelloun.

Tahar Ben Jelloun.. Le360

ChroniqueCe que je n’arrive pas à comprendre, c’est comment des jeunes gens, ne manquant de rien, «fils de bonne famille», comme on dit, pouvant séduire les femmes qu’ils désirent, auraient violé une femme. Ils se seraient mis à trois pour commettre leur crime.

Le 02/12/2024 à 11h07

Le viol est une jouissance et une annulation du corps de toute personne refusant une relation sexuelle. On porte atteinte à l’intégrité physique et morale de la personne. On sort de son humanité pour se conduire avec une bestialité féroce. Pour toutes ces raisons, le viol est un crime puni par la loi.

Ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est comment des jeunes gens, ne manquant de rien, «fils de bonne famille», comme on dit, pouvant séduire les femmes qu’ils désirent, auraient violé une femme. Ils se seraient mis à trois pour commettre leur crime.

Quel que soit l’instinct de bestialité existant chez certains hommes, le sexe par la violence est une aberration. Il n’y a de relation que librement consentie et vécue dans le plaisir et le bonheur. Dans le viol, on ne fait pas l’amour, on défait l’amour. On l’expulse, on l’ignore.

Quelle joie, quel plaisir trouve un violeur? Que recherche-t-il? Que tente-t-il de prouver? Le psychanalyste dirait qu’il «faudrait chercher dans l’enfance les racines du mal. L’inconscient refoule des actes et des fantasmes. Un jour, tout revient à la surface, par la violence».

Je ne porte pas de jugements sur l’affaire en cours des trois jeunes hommes accusés de viol par une jeune femme française (l’affaire dite de Bennis-Alj-Slaoui). La justice suit en cours. Et pour le moment, ils sont présumés innocents.

Cette affaire, qui a agité ces derniers jours les réseaux sociaux, est l’occasion de prévenir tous ceux pour qui une relation sexuelle peut se faire par la force et sans le moindre respect pour le conjoint.

Je sais que des viols ont lieu tous les jours dans des maisons, des villes et des campagnes, des lieux où l’omerta est de rigueur. On ne parle pas. On subit et on se tait. La honte. Un enfant abusé ou une jeune fille obligée d’accepter des relations non désirées, cela est malheureusement courant dans toutes les sociétés. Le Maroc n’échappe pas à ces crimes. La différence avec les autres pays, c’est que nous avons tardé à faire éclater des scandales, de peur de provoquer honte et indignité.

«Les monstres ne sont pas des gens avec quelque difformité physique, comme un certain cinéma nous les a montrés. Le monstre est quelqu’un de banal.»

Nous sommes de la même trempe que d’autres pays. Viol, abus, séquestration, inceste, pédocriminalité et silence imposé. Pour amener les victimes à parler, il faut faire tomber le mur de l’hypocrise et de cette honte qui fait mal à ceux et celles qui ont subi de telles maltraitances physiques et mentales. Parler, crier, dénoncer, accuser, inculper, juger et condamner. Ce sont là les paliers par lesquels tout citoyen victime d’une chose aussi odieuse devrait pouvoir suivre.

Les prédateurs sont nombreux, et ils arrivent avec un visage serein et même aimable. Les monstres ne sont pas des gens avec quelque difformité physique, comme un certain cinéma nous les a montrés. Le monstre est quelqu’un de banal. Il n’a pas de troisième œil sur le front. Il parle avec délicatesse avant de passer à l’acte, met la personne à l’aise, puis, drogue aidant, met en pratique sa besogne. (Voir le film classique de Charles Laughton, «La Nuit du chasseur», où le prédateur, magistralement incarné par le séduisant Robert Mitchum, se présente dans les habits d’un pasteur, apparemment bienveillant, alors qu’il est un psychopathe capable de tous les crimes.)

Une pédagogie est nécessaire dans les écoles et dans les familles. Parlez à vos enfants, dites-leur ce qui les menace, apprenez-leur à réagir et à ne pas se taire. Racontez-leur comment cela pourrait se passer. Aucune honte ou hypocrisie dans cela. La haya’a fi dine (pas de tabou dans la religion): l’Islam exige qu’on parle de ces choses abjectes et gênantes. Il n’y a pas de honte à le faire.

Vivre ensemble est une pédagogie basée sur le respect et la dignité de chacun. Toutes les sociétés sont traversées de violence et de dérèglements. Nous sommes une société normale, c’est-à-dire une société où l’on vole, où l’on viole et où l’on commet des meurtres.

Les romans policiers des pays nordiques, comme l’Islande ou la Finlande, nous ont relaté des crimes horribles, des histoires de tueurs en série, alors qu’on pensait qu’ils étaient au sommet de la civilisation et de la modernité. Il en est de même pour un pays magnifique comme le Japon. Grâce à sa littérature et à son cinéma, on sait que cette civilisation est truffée de carences et d’anomalies.

C’est aussi le cas du Maroc. On croyait que «ça n’arrive qu’aux autres». Hélas, cela arrive aussi chez nous. Admettons-le et corrigeons les abus d’une société qui n’est ni pire ni meilleure que les autres.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 02/12/2024 à 11h07