Samedi dernier. Sur les bords du lac d’Annecy, assis sur un banc, deux hommes devisent paisiblement en contemplant au loin le Mont-Blanc majestueux. La discussion n’atteint pas les cimes du dialogue Russel-Wittgenstein ou de la controverse Spinoza-Blyenbergh puisque l’un des deux zigs, appelons-le N., est en train d’expliquer à l’autre (votre serviteur) qu’il hésite à choisir la ville où il entend s’installer pour jouir de sa retraite.
– Je suis en train de me demander si El Jadida…
– Halte-là! Pour t’installer à El Jadida, il faut me demander la permission. Du côté de mon père, nous sommes doukkalis, centrés sur Azemmour-Mazagan-J’dida, et on n’y entre pas comme dans un moulin. Heureusement pour toi, j’accorde cette permission avec une grande libéralité. Même chose pour Essaouira: du côté de ma mère, la ville est à nous, il faut nous montrer patte blanche.
N. fait la moue.
– Essaouira? Joli endroit mais le vent me rendrait fou. J’hésite entre El Jadida et Marrakech. Sublime, la ville ocre (ou est-elle rouge?) mais il lui manque une chose: la mer. Un retraité qui se respecte doit mouiller chaque soir ses babouches dans les embruns.
– Mais tu auras l’Atlas, le Toubkal, la montagne!
– La montagne, je l’ai déjà eue ici pendant quarante ans. Non, il me faut “le déroulement infini de sa lame”, comme disait le poète en parlant non pas du bourreau de Djeddah mais de l’Océan.
– Eh bien, va pour El Jadida!
– Certes, mais “la maison” (c’est ainsi que l’ami N. désigne plaisamment sa douce moitié) en pince pour Rabat.
Je hausse les épaules.
– Ce n’est qu’à deux heures d’El Jadida par l’autoroute, vous n’avez qu’à vous disperser, “la maison” ici et ta maison là.
– Mouais… Il y a peut-être une solution de compromis: Tanger ! Nous venons d’y passer quelques jours et nous avons été bluffés par sa transformation. Et en plus on voit l’Europe en face, par temps clair, quelque part ça rassure. Et puis, il y a partout des plages, des promenades, des malls…
Ami lecteur, arrivé à ce point de ma transcription fidèle de la discussion entre N. et bibi, tu dois bâiller à t’en décrocher la mâchoire.
– C’est d’une grande banalité, protestes-tu, le 360.ma m’avait habitué à mieux.
Tu bâilleras moins, acariâtre lecteur, quand tu sauras que ledit N. est… Algérien!
Hein? Ça t’en bouche un coin, non?
– Dis-moi, N., tu montes des plans mirifiques pour t’installer dans l’Empire chérifien pour une retraite bien méritée ; mais es-tu le bienvenu?
N. se recule sur le banc et me regarde, incrédule.
– Tu plaisantes? La dernière fois que je suis entré au Maroc, j’ai montré mes deux passeports, le français et l’algérien, au policier marocain. Il y a jeté un coup d’œil puis me les a rendus en me disant:
– Bienvenue chez vous.
N., devant le Mont-Blanc, s’en extasie encore:
– Chez vous! J’en ai eu les larmes aux yeux! Et dire qu’en Algérie la presse officielle, ou ce qu’il en reste, présente systématiquement les Marocains comme nos ennemis! J’aurais voulu enregistrer la scène et obliger l’éditorialiste d’El Moudjahid à la regarder mille fois avant le f’tour!
– Mais dis-moi, mon cher N., quand tu prospectes au Maroc, à la rechercher d’une maison, les agents immobiliers ne te font aucune remarque quand ils se rendent compte que tu es Algérien?
– Aucune! Ou plutôt si : la plupart me disent qu’ils aiment le raï, ou m’apprennent qu’ils ont un cousin oranais, un grand-père kabyle ou au moins un copain marié à une fille des Aurès…
– Ça n’empêche pas la frontière entre le Maroc et l’Algérie d’être fermée depuis 1994.
Le Mont-Blanc, impassible, continuait de nous écraser de son inaltérable beauté. Et N. et moi, nous nous tûmes pour méditer sur la criminelle bêtise des pseudo-stratèges, des Bismarck de salon, des Nabots-Léon de comptoir qui séparent des hommes que tout devrait rapprocher…