La fin d’année étant propice aux bilans, on va sans doute nous sortir les chiffres du tourisme pour nous annoncer que nous avons battu des records. Très bien. Mais mesure-t-on le risque de ‘folklorisation’ que cela nous fait courir? Une anecdote va illustrer ce danger.
Du temps que je dirigeais la mine de phosphate de Merah El-Ahrach, je décidai un jour d’aller faire un tour en Espagne, histoire de me changer les idées. Un matin, je sortis de Khouribga au volant de ma R9 et pris la direction du Nord. En ce temps-là, le réseau autoroutier était embryonnaire et après plusieurs heures de route, je n’étais parvenu qu’à la hauteur d’Asilah. Le soleil se couchait. Souffrant de myopie nocturne, je dus m’arrêter dans une sorte de motel pour y passer la nuit. L’endroit ne payait pas de mine mais du moment que les draps étaient propres et que l’eau coulait du robinet…
Après avoir pris une chambre, j’avisai près de la réception un panneau portant cette sobre inscription: ‘AUJOURD’HUI FANTASIA À 20.00’. Intrigué, je demandai au réceptionniste - un jeune homme évanescent au regard triste - où allait se déroulait cette t’bourida qu’on nous promettait pour tantôt.
- Là-bas, soupira-t-il d’un ton funèbre, en désignant au loin le néant.
Quelques minutes avant l’heure, je descendis de ma chambre. Le réceptionniste avait disparu. Je sortis de l’édifice. Il y avait là une longue barrière rouillée qui délimitait une esplanade faisant office de parking. Ma R9, une Fiat 127 et un van s’y tenaient compagnie. Cinq touristes se tenaient à côté de la barrière, attendant on ne sait quoi. J’allai me poster à quelques mètres d’eux, pressentant de l’insolite. Ils parlaient allemand - et soudain se turent, saisis. Sur la gauche venaient d’apparaître les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse.
Il y avait de quoi frissonner. Le premier cheval, efflanqué, d’une maigreur effrayante, était monté par un quidam également décharné, squelette flottant dans un burnous datant de la conquête de l’Ibérie. Le deuxième équipage, une rosse verdâtre portant un pantin neurasthénique, qui n’était autre que le réceptionniste du motel, semblait préfigurer quelque pestilence. Le troisième évoquait la famine, le quatrième la désolation.
Les touristes avaient sorti leurs appareils et prenaient photo sur photo. L’un d’eux filmait pour la postérité l’évènement.
La bande des quatre pénétra dans le parking, s’aligna devant les voitures et, sur un couinement du plus ancien des centaures, s’ébranla. Elle alla au pas jusqu’à la moitié de l’esplanade puis pressa - oh, juste un peu… - l’allure. Dans une t’bourida, la troupe est censée aller au galop - mais le moyen de galoper sur du ciment? Arrivés enfin de l’autre côté de l’arène, les quatre reîtres brandirent de petites carabines à air comprimé, du type 4.5, et tirèrent mollement en direction des nuages, sans déranger les oiseaux.
Dans toute t’bourida qui se respecte, la décharge, la telqa, ne doit produire qu’un seul bruit: les cavaliers tirent à l’unisson. Boum! Mais là, sur ce parking, on entendit très clairement tac-tac-tac-tac. Le ratage était total mais les touristes, qui n’y comprenaient goutte, applaudirent à tout rompre. Gut so! Toll! Ausgezeichnet! Prima!
«Il est vrai que la t’bourida a souvent été peinte et photographiée. Mais si on en reste là, on rate l’essentiel, on rate le sens profond pour ne voir que la surface.»
— Fouad Laroui
La troupe revint s’aligner devant les voitures et joua derechef la même comédie. Les touristes teutons applaudirent de nouveau, ravis. Furieux, je retournai dans ma chambre. Il se trouve qu’ayant grandi à El Jadida, j’allai chaque été assister à des t’bourida-s (des vraies, pas des mascarades) au fameux moussem de Moulay Abdallah: je savais donc ce qu’est une vraie t’bourida.
Depuis ce triste spectacle d’Asilah, j’ai mûri (j’avais alors vingt-sept ans) et quelques lectures m’ont fait mesurer à quel point ce qui s’était passé ce jour-là était scandaleux.
1. Tout d’abord, en lisant Matthew Arnold, j’ai découvert qu’on distingue en Europe depuis deux siècles la high culture et la low culture. La haute culture vise les grandes questions existentielles, la perfection humaine, l’élévation de l’âme. La basse culture, c’est le divertissement de masse. Il permet à l’homme d’éviter l’ennui mais il l’éloigne de toute réflexion sérieuse.
Matthew Arnold, pur produit d’Oxford, a vécu à l’apogée du colonialisme anglais. Quand il distingue entre ‘haute’ et ‘basse’ culture, il ne s’agit pas seulement des classes sociales en Angleterre, entre ceux qui vont à l’opéra et ceux qui vont à la foire, mais également des peuples. À la suite d’Arnold, on ne se priva pas de penser en Europe que seule l’Europe pouvait produire de la ‘haute culture’. L’Esprit du monde, le fameux Weltgeist de Hegel, c’est-à-dire la Raison universelle qui se déploie concrètement à travers l’Histoire humaine, à travers la culture (les plus hautes créations culturelles) et les institutions, ne passe que par l’Europe.
2. Pour écrire le texte d’un beau-livre sur la t’bourida, qui a paru sous le titre Des chevaux et des hommes en 2024, je me suis plongé dans des études historiques et anthropologiques sur le sujet. Et j’ai découvert plusieurs dimensions qui échappent au regard du simple spectateur, a fortiori à celui du touriste.
Il y a une dimension religieuse, mystique, qu’illustre la spiritualité des rites (ablutions, prières); il y a une symbolique du courage et du don de soi; il y a le lien sacré entre l’homme et le cheval, qu’on retrouve dans beaucoup de cultures; il y a une communion entre le cavalier, sa tribu et leur Histoire. Bref, il y a là tout ce que la haute culture peut viser: sens de la vie, perfection et perfectibilité humaine, élévation de l’âme…
On voit le rapport avec la calamiteuse mascarade d’Asilah. En dépouillant la t’bourida de sa profondeur morale, de sa gravité, de son caractère ‘intellectuel’, on la dégrade, on la fait passer de la haute culture à la basse culture. C’est ça, la ‘folklorisation’. Elle consiste à prendre un élément d’une culture donnée, à le transformer, à le simplifier, à n’en garder qu’une caricature pour le rendre ‘pittoresque’ à l’usage des touristes.
Notons que le mot ‘pittoresque’ dérive de l’italien pittore, peintre. Il signifie donc ‘qui est digne d’être peint’. Pas la peine qu’un phénomène soit compris, médité, respecté, il suffit qu’il soit décoratif. Et il est vrai que la t’bourida a souvent été peinte et photographiée. Mais si on en reste là, on rate l’essentiel, on rate le sens profond pour ne voir que la surface.
On pourrait continuer longtemps sur ce registre mais je m’arrête ici en suggérant aux Ministères de la Culture et du Tourisme de lancer ensemble une réflexion profonde sur ce sujet: «Comment encourager le tourisme tout en évitant la folklorisation?»




