Regragui et la théorie du bouc émissaire

Fouad Laroui.

ChroniqueRage, pleurs, violence… Pour échapper à ce désordre, le groupe se tournera contre un seul individu, «ce pelé, ce galeux, d’où venait tout leur mal».

Le 31/12/2025 à 11h02

Ouvrons, si vous le voulez bien, l’Ancien Testament, au livre dit Lévitique, chapitre 16: «Aaron posera ses deux mains sur la tête du bouc vivant, et il confessera sur lui toutes les iniquités des enfants d’Israël et toutes les transgressions par lesquelles ils ont péché; il les mettra sur la tête du bouc, puis il le chassera dans le désert (…). Le bouc emportera sur lui toutes leurs iniquités dans une terre désolée; il sera chassé dans le désert.»

Pauvre bouc. On le charge de tous les péchés «des enfants d’Israël», alors qu’il n’y est pour rien, et on l’envoie crever «dans une terre désolée». Bel exemple de spécisme, cette idéologie qui postule la supériorité de l’être humain sur les animaux; bel exemple de niaiserie bigote.

En tout cas, c’est bien ce rituel aussi antique que bébête qui a donné l’expression «bouc émissaire». Le sens a évolué au cours des siècles: aujourd’hui, l’expression désigne une personne (ou un groupe) sur qui on rejette injustement la responsabilité de tous les problèmes.

L’anthropologue René Girard (1923-2015) a approfondi cette notion en partant de sa propre théorie du désir mimétique. (En tant qu’économiste, je dois préciser - pour ne pas être excommunié par mes confrères - que Thorstein Veblen (1857-1929) avait anticipé la théorie de Girard avec sa notion de «consommation ostentatoire»: on ne désire pas un bien pour son utilité intrinsèque mais pour le statut social qu’il confère. Il y a donc bien là comparaison et «désir mimétique».)

Mais quel est le rapport avec le bouc émissaire? Pour René Girard, le désir mimétique crée des rivalités au sein de toute communauté. Ces rivalités risquent d’engendrer la violence, ce qui met en danger la communauté et menace même sa survie. Le groupe cherche alors, inconsciemment, un bouc émissaire: il unifie et canalise sa violence contre cette victime sacrificielle jugée coupable de tout ce qui ne va pas. Ainsi est restaurée la paix sociale.

«Heureusement pour Regragui, les choses ont changé et «la terre désolée» se nommera Qatar, «le désert» sera celui de l’Arabie heureuse, et il y coulera des jours tranquilles et rémunérateurs»

—  Fouad Laroui

Venons-en maintenant au football et à Regragui. Tout observateur impartial ne peut qu’être stupéfait par le fait qu’un entraîneur qui a fait de son équipe l’une des douze meilleures du monde selon la FIFA, devant l’Italie et l’Uruguay (six Coupes du monde à eux deux…), un entraîneur qui est recordman mondial des victoires consécutives (19) d’une sélection nationale, surclassant l’Espagne, l’Allemagne, le Brésil, etc., soit à ce point contesté dans son propre pays. Tout s’éclaire quand on analyse la chose avec le prisme du bouc émissaire revu et amplifié par Girard.

Le désir mimétique, il suffit de regarder les radios-trottoirs que Al-Aoula met en scène chaque jour pour le voir à l’œuvre: de braves mémés qui ne connaissent rien au foot, des enfants aux yeux écarquillés, des jeunes exubérants et des adultes excités, tout le monde clame sa folle envie de gagner la Coupe. Ils veulent tous être champions parce que l’autre, le voisin, le frère, l’inconnu dans un café enfumé («le médiateur», dans la terminologie de Girard) veut être champion. Imaginons l’immensité de la frustration qui naîtrait d’une élimination précoce… Rage, pleurs, violence…

Pour échapper à ce désordre, le groupe doit se tourner contre un seul individu, «ce pelé, ce galeux, d’où venait tout leur mal», comme disait La Fontaine à propos de l’âne. Mais qui choisir? L’ailier droit, l’arrière gauche, le milieu offensif? Impossible de s’entendre sur le nom d’un joueur. Le seul qui puisse faire l’unanimité, parce que chacun peut trouver une raison de le contester («Pourquoi a-t-il sorti Abdelmoula à la 68ème minute, pourquoi fait-il jouer l’équipe en 4-4-3 plutôt qu’en 3-5-2?…»), c’est le coach. En expulsant ce bouc émissaire, comme le faisaient autrefois «les enfants d’Israël», la communauté retrouvera la paix et la concorde sociale.

Heureusement pour Regragui, les choses ont changé et «la terre désolée» se nommera Qatar, «le désert» sera celui de l’Arabie heureuse, et il y coulera des jours tranquilles et rémunérateurs. Peut-être aura-t-il le temps de lire l’Ancien Testament et René Girard pour comprendre ce qui lui sera arrivé - au cas où nous n’aurons pas remporté la Coupe.

Espérons toutefois que ça ne sera pas le cas, que tous les Marocains seront champions et que cette divagation théologico-philosophique n’aura pas été prémonitoire.

Par Fouad Laroui
Le 31/12/2025 à 11h02