Au début, je croyais qu’il plaisantait. Il avait l’air éduqué, propre sur lui, intelligent. Vendredi dernier, au cours d’une conférence à l’hôtel Idou Anfa, j’avais posé une question insolite au public pour introduire une réflexion sur la phénoménologie: «Qui, parmi vous, croit que la Terre est plate?» L’homme avait levé haut la main, en frétillant, comme les bons élèves au collège, ceux qui ont la bonne réponse et tiennent à la donner -moi, m’sieur, moi, moi!
Après la conférence, il vint me voir.
- Vous savez pourquoi je suis sûr que la Terre est plate? C’est parce que le seul cliché qui la montre ainsi a été pris par les Américains à partir de la Lune. Or, les Américains ne sont jamais allés sur la Lune; donc la photo est un montage; donc la Terre n’est pas ronde. Elle est plate!
Je me mis à rire; puis mon rire se figea quand je me rendis compte que l’olibrius parlait sérieusement. Mon hilarité fit place à un mélange d’ahurissement, de tristesse et -oserai-je le dire- de terreur.
Ainsi donc, en 2024, au cœur de Casablanca, un jeune Marocain diplômé et cadre dans une entreprise industrielle -j’ai sa carte de visite- peut croire en ce bobard hénaurme, comme dirait Flaubert, bobard qu’on croyait réservé aux pèquenauds incultes de la Bible Belt américaine ou aux Talibans ignares vendeurs de fèves bouillies.
Le grand mathématicien Paul Erdös divisait les propositions en trois catégories: celles qui sont vraies, celles qui sont fausses et celles qui ne sont même pas fausses. Il entendait par là des propositions tellement éloignées de la vérité qu’on ne peut même plus les qualifier de fausses: elles sont au-delà. On ne sait pas par quel bout les prendre.
C’est pourquoi je restai coi, cloué sur ma chaise de conférencier, pendant qu’Abdelmoula -nommons-le ainsi- s’en allait, triomphant, l’air niais et la vue basse. Et ça vote, ça, madame. Vive la démocratie.
Qu’aurais-je pu lui rétorquer?
D’abord, ce n’est pas un cliché unique qui montre la Terre comme le globe qu’elle est: il y en a, littéralement, des milliards.
D’autre part, la NASA, créée en 1958, emploie -ou a employé- des dizaines de milliers de scientifiques et d’ingénieurs, diplômés des meilleures universités du monde -MIT, Stanford, Cambridge… Il faut donc croire que ces milliers d’hommes et de femmes d’exception ont tous trempé dans un complot, un gigantesque mensonge. Tous ces docteurs en physique, en chimie, en mathématiques, en biologie, etc., ont accepté sans mot dire que toute leur carrière, toute leur vie, ne soient qu’un canular. Et ils rentraient le soir chez eux, embrassaient leur conjoint et leurs enfants aimants et admiratifs et se regardaient ensuite dans la glace sans ciller, sans honte.
Enfin, aucun d’eux -répétons-le, ils sont des milliers- n’a eu de crise de conscience et n’a alerté la presse, dans un pays où elle est libre? Ils ont participé pendant des décennies à une escroquerie de dimension cosmique -c’est le cas de le dire- puis ont pris leur retraite au soleil de Floride -sans jamais vendre la mèche, même sur leur lit de mort?
Vous voyez? Erdös avait raison: il y a des choses tellement absurdes qu’elles ne sont même pas fausses. Elles échappent à toute réfutation rationnelle parce qu’on ne sait même plus quoi dire.
Mais alors, pourquoi Abdelmoula? Comme se peut-il qu’il existe? Comment se fait-il que de prodigieux benêts comme lui circulent dans nos rues et polluent nos conversations?
Où est passé notre esprit critique?
Je crois qu’Abdelmoula aurait été inconcevable dans les années 70. Un diplômé de l’enseignement supérieur de ces années-là n’aurait jamais proféré des âneries du genre «la Terre est plate».
On en revient toujours au même constat. Dans les années 80, quand on a cessé d’enseigner la philosophie dans notre pays, on a fait le lit de l’obscurantisme et de la bêtise vociférante. Il suffit de voir qui dirigeait l’UNEM à l’époque -des jeunes gens instruits et qui avaient lu plus d’un livre- et qui la dirige aujourd’hui -une secte moyenâgeuse.
L’esprit critique, notre bien le plus précieux, se nourrit de la philosophie, de l’épistémologie, des sciences humaines. Il nous faut le cultiver. Sinon, à force de nous approcher du bord de cette Terre plate, nous risquons de tomber dans le gouffre.