A la campagne, les hommes s’approvisionnaient dans les souks hebdomadaires, interdits aux femmes. Les articles venaient à elles par l’âttar, colporteur, qui passait de douar en douar, sur son âne, avec chwari (bât) rempli d’articles surtout féminins: souak, écorce du noyer pour colorer les lèvres, khôl pour les yeux, la’kar el fassi, colorant pour les joues, lhargousse pour colorer les sourcils, miroirs, habits, tissus, friandises, teintes naturelles pour la laine, bougies… Ces commerçants étaient surtout des juifs. Leurs visites égayaient les rurales qui étaient coupées du monde. L’âttar colportait aussi des informations de douar en douar et des nouvelles des familles.
En ville, les citadins avaient les épiceries de quartier.
Moule lhanoute a joué un rôle social très important. C’étaient surtout des hommes du Souss (sud), considérés comme très radins!
Ces Soussis sont arrivés du bled, démunis, et se sont installés dans des échoppes, épiceries le jour et logement la nuit. Ils vivaient modestement pour envoyer l’argent à leur famille restée à la campagne. Ils travaillaient dur toute la semaine et ouvraient leur porte la nuit si un client y frappait.
Leur seul repos était à Aïd el-kébir (fête du mouton). Ils désertaient les villes pour passer 2 à 3 semaines avec leur famille. Le commerce était alors paralysé.
Avec leur épargne, ils entretenaient leurs parents, oncles, tantes, frères, sœurs, épouses, enfants: alimentation, étable, puits, bétail… A chaque visite, ils avaient un nouveau-né et repartaient en mettant leurs épouses enceintes. Lorsque les garçons atteignaient 6 ou 7 ans, les pères les ramenaient en ville pour les former au commerce, afin qu’ils ouvrent eux-mêmes des épiceries.
Les épiciers vendaient toutes sortes de produits de consommation, même des médicaments, tel Aspro pour le mal de tête.
Les hommes du Souss ont commencé à émigrer vers la France et la Belgique. A leur retour, ils approvisionnaient les épiciers en articles européens, considérés comme luxueux.
Moule lhanoute était très précieux pour le voisinage. Ses relations avec les clients étaient basées sur une confiance aveugle. Lakridi faaaboure fi lcarni! Crédit gratuit reporté sur un carnet du client ou même pas. La parole suffisait. Il prêtait de l’argent aux clients, payait les factures d’électricité en attendant le retour du chef de famille et donnait de l’argent à la ménagère pour faire son marché si elle reçoit à l’improviste. Une banque au crédit gratuit.
Il surveillait les maisons contre le vol. Les clients l’avisaient quand ils voyageaient.
Les enfants à qui il offrait des friandises le craignaient car il les surveillait, les sermonnait et leur donnait une baffe si besoin. Les filles le craignaient: il pouvait les surveiller et informer les parents qu’elles parlaient aux garçons!
Les familles lui demandaient de recevoir leurs enfants à la sortie de l’école en attendant leur retour.
Il faisait un lien gratuit entre voisins et les différents métiers: électricien, plombier, femme de ménage…
Il pouvait protéger une «petite bonne» maltraitée en sermonnant ses employeurs, en contactant ses parents si possible ou en la plaçant dans une famille, plus clémente.
Il protégeait les filles contre le harcèlement sexuel par les jeunes qu’il réprimandait.
Moule lhanoute était considéré comme un membre de la famille: on lui envoyait à manger. Lors des fêtes ou des cérémonies, il était convié ou recevait hakkou ou tadwika (sa part).
Si une personne avait un paquet pour une famille absente, l’épicier jouait le rôle de consigne.
Connaissant les familles, il était agence matrimoniale pour ceux qui cherchaient une épouse. Les pères lui demandaient son avis sur telle famille qui demandait la main de leurs filles.
Il était GPS pour ceux qui demandaient leur chemin et indiquait la maison de telle famille. C’était la mémoire du quartier.
Ayant été les premiers à avoir le téléphone, ils ont maintenu le lien entre les membres des familles. Tout le quartier téléphonait de chez eux en payant les appels, mais en en recevant gratuitement: une personne appelle l’épicier, demande tel client et raccroche. L’épicier envoie le jeune commis chercher le client qui attend l’appel.
Sa présence sécurisait les voisins qui pouvaient compter sur lui et sur sa solidarité. Il pouvait même faire le médiateur en cas de conflits entre voisins.
Il était une source d’information pour les autorités, à travers le mqadem. Les enquêtes pour délivrer des papiers administratifs passaient par lui: certificat de résidence, passeport…
Il y a des années, une cellule terroriste a été débusquée quand l’épicier a informé le mqadem qu’un client qui habite seul achète tous les jours une grande quantité de pain!
Les familles habitaient le même quartier pendant plusieurs générations, ce qui créait des liens de longue durée entre les voisins et l’épicier. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, sauf un peu dans les quartiers populaires.
Sans smartphone, les gens occupaient leur temps en communiquant entre eux, ce qui consolidait le lien social. Aujourd’hui, les épiciers regardent la télévision ou sont plongés dans leur téléphone.
Les jeunes épiciers ferment à l’heure du repas et un jour par semaine. Ils ne connaissent ni les familles, ni les noms des rues.
Le mode de consommation a changé. Les supermarchés et les grands commerces attirent les consommateurs par un large choix d’articles. Ces lieux sont également une occasion de sortie, un loisir et la possibilité de profiter des promotions.
Les caissiers y sont formés à sourire, à bien accueillir, mais la relation avec les clients est éphémère, différente de celle avec moule lhanoute, qui elle, est plus humaine et durable. L’épicerie devient aujourd’hui un commerce d’appoint.
Les livraisons à domicile de toutes sortes de produits, surtout après le Covid, ont affaibli le contact avec les épiciers.
Un autre type d’épicerie voit le jour dans des quartiers huppés, épiceries fines, aux aliments raffinés, luxueux. Mais c’est sans moul lhanoute et sa générosité.