L’autre jour, j’ai craint le pire en voyant s’afficher le numéro de ma tante sur mon portable. Car ma tante est une tornade et si elle m’appelle à deux heures du matin ce n’est jamais pour me chanter une berceuse.
J’ai eu l’occasion de parler de ma tante dans de nombreux récits. Elle cite les politiques et les grands poètes sans avoir passé une fraction de seconde sous le toit d’une école.
Pour la présenter rapidement, à ceux qui ne savent encore rien d’elle, ma tante est née dans une petite ville, entre les contreforts du Moyen Atlas et ceux du Rif.
Fut un temps où je partageais avec elle non pas mon avis sur la Ligue arabe, mais le fruit de mes lectures. Elle connaît de nombreux auteurs et elle a une tendresse particulière pour l’auteur du Procès, elle aurait aimé le connaître, pour débattre avec lui, mais il est mort prématurément.
Lorsque, du haut de mes quinze ans, j’ai écrit une nouvelle qui s’inspirait de La Métamorphose, c’est à ma tante que je l’ai lue en premier et, critique avisée, elle m’a fait réécrire tout le texte qui a fini sa vie, sous une pierre blanche, dans le cimetière des textes inaboutis.
Ma tante a quelque chose d’un Don Quichotte. Ce n’est pas pour rien que cet illustrissime personnage est devenu son héros. Elle le préfère aux losers qu’on peut trouver dans la littérature contemporaine. Elle n’a jamais caché le peu de sympathie qu’elle nourrit à l’encontre de ces gens enchifrenés et souffreteux. Pour elle, un héros est un héros. C’est quelqu’un qui a de la poigne et qui ne perd jamais. Il n’y a pas de place pour les antihéros dans le panthéon qu’elle s’est bâti à la gloire de ceux qui, comme elle, bravent tous les dangers. Combien d’heures et de particules de salive avons-nous dépensées à débattre sur la notion de héros! Pour ma tante, un héros peut, à l’image de Yukong, déplacer les montagnes.
J’ai passé d’innombrables nuits à lui raconter les exploits du Hidalgo de la Mancha. J’étais épuisé, certaines fois, mais elle voulait que je lui en dise plus. J’avoue avoir divagué par moments et raconté des choses qui n’avaient jamais figuré dans le livre de l’honorable Cervantès. C’est que je tombais de sommeil. Et notant cela, mon imagination avait œuvré pour me tirer d’affaire.
J’avais cru que ma tante n’avait rien vu de cette imposture, mais elle a attendu, avec la patience d’un soldat prussien, le moment propice pour me piéger, ayant relevé un nombre considérable de contradictions dans ce que je lui avais raconté. Moralité, elle m’a prié d’être moins léger, dans l’avenir, et plus rigoureux quand je lis ou transmets une information. Cela m’a servi. Sauf exception… très exceptionnelle, l’imagination ne s’aventure jamais à vouloir jouer un tour à ma tante, elle sait qu’elle serait démasquée dans l’instant.
À cent ans et des poussières, ma tante n’a rien perdu de sa pugnacité, qui lui a fait faire plusieurs fois le tour du Maroc à vélo et à pied. Et elle sait se battre. On a toujours le sentiment, quand on la voit, qu’elle est sur un ring, et qu’elle est sur le point d’administrer un uppercut décisif à Mike Tyson. Qui plus est, son grand âge l’autorise à dire ce qu’avec ma plume d’écrivain je ne peux même pas exprimer à demi-mot.
L’autre jour, le numéro de ma tante s’est donc affiché sur mon téléphone et j’ai failli ignorer l’appel. J’ai laissé sonner. Puis, j’ai décroché pour en avoir le cœur net et surtout parce que je craignais, ne riez pas, qu’elle fasse irruption sous mon toit. Car rien ne lui est impossible. Elle peut passer par la cheminée ou les conduites d’eau. J’ai décroché et bredouillé quelque chose comme:
- Oui, ma tante… Comment va le monde autour de toi?
- Le monde autour de moi va mal, mon petit. Très mal.
J’ai bredouillé encore :
- J’espère au moins que… qu’il… ne s’est rien passé de bien grave.
- Non, rien de grave, sauf que tout va très mal et tourne à la catastrophe. Bref, j’ai réfléchi… a-t-elle dit encore avant de s’enfermer dans un lourd silence, où j’ai cru percevoir un ou deux soupirs révélateurs de son état du moment.
- À quoi, ma tante?
- Je dois me rendre dans le pays des pharaons.
Elle avait déjà fait le tour du globe et un voyage au Caire ne me surprenait pas du tout. Mais par le ton de sa voix, je soupçonnais déjà que ce n’était pas pour revoir un détail sur la pierre de Rosette ou mesurer la hauteur des pyramides.
- Voilà, mon petit, je me demande à quoi ça sert d’être Arabe.
- À quoi ça sert d’être… ?
J’étais pris de court, j’ai cru que j’allais m’étrangler.
- Oui, à quoi ça sert, si tout doit servir…
- Oui, tout doit servir en effet, se sont mises à murmurer machinalement mes lèvres pour mettre fin à cet échange de fous.
Je n’avais pas l’humeur forcément joyeuse, mais j’ai failli dire comme si je baguenaudais dans une clairière:
- Ça sert sûrement à quelque chose, si tout doit servir. Car dans le monde on doit tous être quelque chose. Il y a des identités qui dorment dans un placard, dans une penderie, dans un grenier ou dans un coffre et doivent servir à un moment ou à un autre, comme un costume de scène ou un masque. Parbleu, elles ne peuvent pas rester inutilisées!
J’étais sur le point de sortir les vieux clichés qu’on ressasse mille fois quand on est en panne d’arguments:
- Être arabe, c’est croire et se battre pour une langue, une culture, une mémoire…
Mais je me suis tu, un peu lâchement je dois avouer, car je craignais les foudres de la tornade et j’ai attendu sagement la suite.
- Pourquoi bâtir un somptueux palais et le baptiser Ligue arabe?
- En effet, dis-je.
- Tu vois où je veux en venir?
Je ne voyais pas du tout, mais j’ai murmuré:
- Je vois très bien, ma tante.
- Et pourquoi se battre pour ce qui n’apporte ni la paix ni le réconfort?
Elle s’est tue brièvement avant d’ajouter, distordant un vers de Baudelaire, que je lui avais appris par cœur:
- Pourquoi répéter inlassablement qu’on est des Arabes et des Arabes unis, si cela ne nous apporte aucune joie et rien que des soucis?
- Tu as sûrement raison, susurrai-je, pour éviter de l’irriter.
Elle a encore distordu Baudelaire:
- Tu réclamais le soir, il descend, nous voici!
Puis elle a ajouté :
- On est Arabe quand ça arrange certains. Notre vie ne compte pas et notre voix encore moins. Il y a des charlots qui nous font prendre les WC pour des antennes!
J’ai rectifié cette fois :
- Les vessies pour des lanternes, ma tante.
- Il faut que je leur envoie ça en pleine figure.
Elle s’est mise, après cela, à plastronner, le verbe haut, sans craindre l’emphase:
- La solitude, la trahison et la nuit sont notre seul butin et unique viatique.
J’ai risqué un :
- Tu veux boire quelque chose?
La fatigue et la nuit, ainsi que la confusion née de l’union de ces deux trahisons, m’ont fait oublier que ma tante était à plus de trois mille kilomètres.
- Tu as perdu la tête?
- Pardon, ma tante…
À partir de là, elle ne s’est pas arrêtée un seul instant.
-Voilà, mon petit, j’ai réfléchi et je suis arrivée à la conclusion que la solitude est un archipel et le seul bien que possède chacun de nous. Chaque Arabe est un conclave de pleureuses et un mur des lamentations. Tu me suis? Chaque Arabe vit sur un îlot de trahisons et dans la nuit. Bref, je vais me donner les moyens d’être l’impromptue du Caire! Tu me suis?
- Jusque-là, je te suis.
- Je parie que tu as besoin de sommeil, voilà, je serai brève, mon petit.
- C’est-à-dire qu’il est bientôt trois heures du matin…
- Voilà, mon ange, j’ai décidé de me rendre à la Ligue arabe pour dire à ces gens qui siègent là de solder leur boutique et de ne plus parler en mon nom, car «Arabe», «Pas Arabe», c’est du flan!
- Je ne sais si ces gens daigneront t’écouter, ma tante.
- Ils m’écouteront.
- Tu crois?
- Je mettrai à sac leur épicerie. Tu en doutes?
- Pas un millième de seconde, ma tante.
C’est au terme de cet échange - quasi unilatéral- que ma tante s’est rendue au Caire, avec un faux passeport. C’est un vieux chauffeur, qui ressemblait à Samuel Becket, qui l’a conduite au siège de la Ligue arabe, en la faisant passer par la Gare de Bab el Hadid. Elle voulait rendre hommage à Youssef Chahine et elle est restée une heure à regarder la Gare centrale où se déroulait un film qui l’avait émerveillée dans ses jeunes années.
Elle s’est cachée dans les placards de la Ligue arabe, avec un casse-croûte et une bouteille d’eau, et quand les chefs de la glorieuse nation arabe se sont réunis, ma tante a jailli de sa cache et pris la parole.
- À quoi ça sert, ô gens inutiles, d’être Arabe puisque cela ne sert ni pour manger ni pour se tenir debout. Et cela sert encore moins à donner de la dignité.
- Qui est cette folle? se sont mises à hurler de nombreuses voix.
- Ciel! ont dit d’autres dans un déchaînement de foire.
Cette cacophonie n’a pas entamé un tant soit peu la détermination de ma tante.
- Ô gens inutiles. Ô gens réunis sous ce somptueux plafond. Soldats de l’apocalypse, généraux de Khartoum et d’ailleurs, d’Alger, du Caire, de Damas, de Bagdad… Il n’y a pas d’Arabes, il n’y a que des gens blessés et trahis, qui essaient de donner du sens à leur vie. Ô gens inutiles. Ô gens réunis sous ce somptueux plafond. Soldats de l’apocalypse, généraux de Khartoum et d’ailleurs, d’Alger, du Caire, de Damas, de Bagdad… Votre place est dans les casernes.
- Faites taire cette femme, se sont mis à hurler les soldats de l’apocalypse.
- J’en ai assez de vos désaccords et de vos guerres. Parviendrez-vous une seule fois à vous mettre d’accord? Vous êtes la risée du monde, vous pourriez pourtant être une force considérable.
- Qu’est-ce qu’on attend pour la faire taire? s’est mis à crier un général de Khartoum.
- Cessez d’instrumentaliser nos peurs et de brandir votre bâton de général à la face de ceux qui refusent de vous suivre.
- Qui lui a permis d’entrer ici? a répété rouge de rage un soldat d’Alger.
- Ô gens inutiles, faites une seule belle action dans votre vie.
- Il faut la jeter dans un trou et oublier que cette vieille folle a jamais existé, a recommandé un caporal et futur général de Damas ou de Bagdad.
Voici un bref extrait de la tirade que ma tante a livrée à ces gens:
- Soldats de l’apocalypse, généraux de Khartoum et d’ailleurs, d’Alger, du Caire, de Damas, de Bagdad… Vendez cette somptueuse bâtisse et faites le meilleur usage de l’argent qu’elle rapportera. Gardez vos mensonges. Je n’ai besoin ni de votre mémoire ni de vos glorieuses batailles. Laissez-moi pleurer mes morts. Laissez-moi avec mes défaites! Ne vous souciez pas de moi! Prenez note de mes récriminations et, de grâce, ne parlez plus en mon nom. Ô gens inutiles! Soldats de l’apocalypse, généraux de Khartoum et d’ailleurs, d’Alger, du Caire, de Damas, de Bagdad… Oubliez-moi quand vous parlez de la glorieuse nation arabe. Respectez une vieille femme qui ne vous a jamais donné un blanc-seing pour parler d’elle. Et rappelez-vous que servir n’est pas asservir ni mentir. J’ai fait des milliers de kilomètres pour vous dire ça et je me sens mieux maintenant. Allez, ouste, je m’en vais, je n’ai que trop parlé et vous m’avez parfaitement entendue. Moyennant quoi, je vous salue bien bas.
Soudards incultes et valétudinaires généraux ont continué de hurler de toutes leurs dents pour qu’on arrête cette vieille folle et lui fasse déguster ce qu’elle méritait. Chacun y est allé de son petit couplet pour rendre hommage à la glorieuse nation arabe et justifier l’enfermement de ma tante dans un sous-sol béni.
J’étais face à mon poste de télévision et je suivais cette scène en direct. Ça criait et courait dans tous les sens. Il fallut du temps pour que tout rentre dans l’ordre et que l’harmonie règne de nouveau sur une célébrissime bâtisse.
Ma tante s’est battue comme un tigre du Bengale, puis une escouade d’hommes armés s’est jetée sur elle, pour la menotter et la conduire ensuite dans une cave, mais la tornade a fait faux bond à ses gardiens et elle a passé la nuit, avec Samuel Beckett, au milieu des rails de la Gare centrale, où elle a vécu des aventures qu’elle n’est pas près d’oublier.