L’autre jour, dans une propriété surplombant l’Atlantique, je fus témoin -et même partie- d’une scène insolite, qui donne à réfléchir.
Nous étions une dizaine à deviser tranquillement après le déjeuner, assis sur des chaises dépareillées, dans un jardin entourant une petite piscine où s’ébattaient les enfants de notre hôte. Comme souvent dans ce genre de cas, la conversation roulait sur toutes sortes de sujets, s’alanguissait puis rebondissait, pleine de digressions et d’amusantes erreurs d’aiguillage.
Et voici ce qui m’a alarmé: l’un des convives, armé de son smartphone, ne cessait de consulter ChatGPT. Il en a le droit, bien sûr, et chacun fait ce qu’il veut; mais le gus, lui, intervenait tout le temps dans notre conversation avec son savoir fraîchement acquis, se contentant de lire intégralement ce qu’il avait sous les yeux.
Par exemple, si nous parlions de cinéma et que nous évoquions le dernier opus de Ayouch, le jeune homme tapotait rapidement sur son smartphone et interrompait celui qui dissertait intelligemment du film pour ânonner bêtement: «Nabyl Ayouch est un réalisateur (comme si nous ne le savions pas…), né le 1er avril 1969 à Paris et dont les œuvres ont été montrées dans plusieurs compétitions cinématographiques internationales.»
Si nos propos déviaient sur la guerre qui fait rage entre l’Ukraine et la Russie, le fâcheux récitait l’histoire du conflit sans oublier la prise de Marioupol (dont il n’avait certainement jamais entendu parler) ni la signification du Z peint sur les tanks russes.
Au début, je croyais que c’était une plaisanterie et qu’il allait s’arrêter au bout de deux ou trois interruptions. Nous en aurions ri et on en serait resté là. Pas du tout. Du début jusqu’à la fin de notre conversation, le raseur ne cessa de l’envahir, armé de son savoir instantané (et instantanément oublié– ce point est important).
Nous étions quelques-uns à nous sentir de plus en plus gênés. En rentrant chez moi, j’étais pensif. Je n’ai pas encore pu mettre en ordre toutes mes pensées, mais en voici déjà une: la culture est en danger.
On connaît la phrase d’Édouard Herriot (qui citait un pédagogue japonais): «La culture, c’est ce qui reste quand on a tout oublié.» Cela signifie qu’il faut beaucoup apprendre (à l’école, au lycée…), beaucoup lire (des romans, des essais, de la poésie…), beaucoup écouter (de la musique, de tous les genres), beaucoup regarder (des tableaux, des villes, des paysages…), et puis, quand on aura oublié les détails, ce qui reste, le fond, le sédiment, les associations d’idées, les idées générales («le classique», «le baroque», «le romantique», «les sciences et les religions», «la politique», «l’art et l’artisanat», «tradition et modernité», «qu’est-ce que le progrès?», «qu’est-ce que le vivant?», et mille autres concepts et interrogations), c’est ça, la culture. En d’autres termes, il faut que, des années durant, ce qu’on a vu, lu et entendu macère, mûrisse en nous et produise quelque chose d’unique: un individu, ses partis-pris, ses opinions, sa façon de voir les choses, d’envisager le monde, de classer les faits, de porter des jugements, en un mot: sa culture, unique, irremplaçable.
Et c’est cette culture individuelle qu’on apprécie dans une conversation agréable, entre gens de bonne compagnie, comme celle de l’autre jour, face à l’Océan. Même si on n’est pas d’accord, on sait qu’on a en face de soi un être humain, avec qui on peut dialoguer.
Mais si quelqu’un se contente de lire à haute voix ce qu’un algorithme a produit, à qui a-t-on affaire, en fait? Eh bien, à une machine humaine qui récite ce qu’une «vraie» machine a compilé en se basant sur des milliers de phrases qu’elle ne comprend d’ailleurs pas -qu’elle se contente de traiter statistiquement- c’est-à-dire en évacuant l’individu.
Entre ces deux machines, l’homme aura tout simplement disparu. Il ne restera que des machines incultes à l’apparence humaine. Effrayant paradoxe d’une Intelligence (Artificielle) qui rend bête…