L’inceste, un odieux crime silencieux

Soumaya Naâmane Guessous.

Soumaya Naâmane Guessous.

ChroniqueL’association INSAF prend en charge une famille éclatée, dont la victime, une fillette, accouche à 12 ans… de son père.

Le 16/05/2025 à 11h40

La mère de la fillette, vivant à la campagne, a porté plainte. Le père violeur a été condamné à 10 ans de réclusion.

Meriem Othmani, présidente d’INSAF: «La mère du violeur a chassé de sa maison sa belle-fille, ses quatre enfants et le nouveau-né.» Une famille entière, sans ressources, sans abri. Un des garçons a été accueilli par un oncle maternel. Le reste de la famille a trouvé refuge auprès d’INSAF.

Combien d’autres restent silencieuses, condamnées à porter en elles une plaie à jamais béante? Je salue cette femme rurale qui a choisi le chemin de la justice et de la dignité pour sa fille.

Meriem Othmani: «La petite fille s’était attachée à son bébé. Elle voulait le garder. Sa mère s’y est opposée. L’enfant a été adopté.» Dans ces drames, la famille tente d’éloigner l’empreinte du péché, l’enfant né de la violence, pour effacer une réalité qui, pourtant, restera gravée dans les cœurs.

Grâce au soutien d’INSAF, un nouveau chapitre s’ouvre pour cette famille meurtrie. La mère travaille dignement. Ses enfants sont scolarisés, soutenus par une dotation mensuelle.

La fillette, elle, a retrouvé le chemin de l’école après un séjour en hôpital psychiatrique. Nul ne connaît son histoire ni soupçonne la profondeur de ses blessures. INSAF lui a offert ce qu’il y a de plus précieux pour se reconstruire: l’anonymat, la protection du silence. Elle grandira loin du regard des juges improvisés, et tentera, doucement, de panser ses plaies secrètes.

L’inceste, relation sexuelle imposée par le père, grand-père, frère, oncle… Interdite par la religion, réprimée par la loi, fait des victimes dans toutes les sociétés. Pas de statistiques, car les plaintes sont rares.

En 1991, j’avais écrit un article sur une fille de 11 ans, violée par son oncle maternel. Le père avait porté plainte. Le violeur a été acquitté. Au tribunal, il s’est plaint de sa nièce qui se penchait exprès devant lui en passant la serpillère, pour exhiber ses fesses! Aujourd’hui, pareille mascarade ne peut plus se produire.

Aucun journal n’a accepté de publier l’article. L’unique chaine de télévision marocaine qui existait a refusé de médiatiser le drame. Trop choquant. Trop tôt. En 2003, j’ai publié l’affaire de deux filles à Agadir, engrossées par leur père. L’article a fait du bruit. Une télévision a enfin osé en parler. Aujourd’hui, les associations, la presse et les réseaux sociaux brisent le tabou.

L’inceste a toujours existé. Étouffé pour éviter chouha (sandale). Quand les femmes étaient enfermées, on faisait accoucher la fille enceinte en secret. Le bébé, placé dans un panier, était déposé à l’aube devant la porte. Le maître de maison le découvrait à sa sortie pour la prière. Les femmes insistaient: «C’est un don de Dieu. Gardons-le.» On appelait ces enfants oulidate lagfifa, enfants du panier. Sinon l’enfant est donné en adoption ou abandonné dans la rue.

Les victimes se taisent. Leur comportement change: agitation, isolement, troubles du sommeil. Peu de parents détectent ces signaux. Parfois, la vérité éclate par un mot, un geste, un jeu: «Ma fille, 6 ans, a dit à sa sœur: “viens, on fait le jeu de papa”.» «Non, c’est un secret», a répondu l’autre.

Un choc immense. Les bourreaux ne sont pas toujours punis. La victime devient la coupable. Les familles se taisent. Éviter la honte. Ne pas éclater la famille. Peur que la fille ne se marie jamais.

Souvent, les proches prennent le parti de l’agresseur: «Mon frère a abusé de ma fille de 5 ans. Ma mère m’a dit: “Tous les hommes font ça”. Mes sœurs me reprochent de vouloir tuer ma mère qui est cardiaque!»

Quand le violeur est le père, la mère peut se taire. Sans moyens d’élever seule ses enfants, elle sacrifie l’innocence de sa fille.

La victime de l’inceste est considérée comme menteuse, harcelée par sa famille pour l’intimider.

La culpabilité ronge les parents: «Pourquoi je ne l’ai pas protégé?» Mais l’agresseur est un proche en qui on a confiance.

 «J‘ai toujours dit à ma fille de 5 ans que son “toutou” lui appartient, personne n’a le droit de le toucher. Et pourtant!»

Comment éduquer ses enfants sans les angoisser? Parfois, il y a des signes: «Ma fille ne voulait plus aller chez ses grands-parents. Je l’ai questionnée. C’était son grand-père!» Lequel grand-père a nié. Le scandale a été camouflé.

«Le frère de mon mari a violé mon fils de 8 ans. Mon mari et sa mère m’ont empêchée de porter plainte.»

Pour éviter le scandale et la prison au coupable, les parents l’excluent de leur vie, mais il reste en contact avec les autres membres de la famille. Une sentence bien en dessous de la législation marocaine.

Le Code pénal marocain condamne les agressions sexuelles. Mais il n’y a pas d’articles qui criminalisent explicitement l’inceste ou la pédophilie. Les articles condamnent l’attentat à la pudeur de 2 à 5 ans de réclusion, de 5 à 10 ans si c’est avec violence. De 10 à 30 ans sur un mineur. De 20 à 30 ans si la victime était mineure et vierge. Si le criminel est un ascendant ou tuteur, c’est 20 à 30 ans. Le grand-père aurait eu cette peine de prison!

Les victimes gardent des cicatrices invisibles: dépression, anxiété, troubles du sommeil, cauchemars, méfiance envers les autres, isolement, culpabilité. Parfois, des comportements autodestructeurs ou ils reproduisent ces violences.

Une prise en charge psychologique est indispensable, mais inaccessible aux démunies. De rares associations assurent des services médicaux, psychologiques et juridiques. Certains centres de santé publique, dans les grandes villes seulement, accueillent des victimes de violence, mais non efficacement.

Comment prévenir, éduquer sans semer la peur, avertir sans briser l’innocence?

Rester vigilant. Briser le silence afin que les coupables soient punis pour rendre justice aux victimes.

Par Soumaya Naamane Guessous
Le 16/05/2025 à 11h40