Le Maroc est beau. D’une beauté généreuse, plurielle, enracinée.
Des sommets montagneux aux forêts profondes, des criques méditerranéennes aux étendues de plages atlantiques, des médinas millénaires aux paysages urbains modernes, des immensités du désert aux oasis secrètes — tout y invite à l’émerveillement.
Mais ce tableau enchanteur dissimule une réalité plus dérangeante: chaque été, le même malaise revient. Comme une brume persistante, il abîme l’expérience, trouble le regard, distend le lien.
En clair: un tourisme étouffé sous les petits désordres et les grandes négligences.
Depuis mon point de vue de citoyenne, je me permets de tracer ici les lignes de faille d’un tourisme en tension — non comme une lamentation, mais comme un constat. Un regard dicté par l’amour du pays et par la nécessité de nommer franchement les choses pour avancer vers le meilleur — non seulement pour les visiteurs, mais d’abord pour celles et ceux qui y vivent au fil des quatre saisons.
1 – Patrimoine négligé, régions reléguées
Kasbahs délabrées tenues à l’écart des itinéraires traditionnels, musées confidentiels, médinas défigurées par des rénovations hasardeuses — pour ne pas dire du replâtrage à la truelle — sites historiques, toutes époques confondues, livrés à la poussière, presque effacés du présent… Comme si ce legs précieux ne méritait ni soin, ni ambition.
Plutôt que de nourrir un tourisme culturel fort fondé sur la connaissance et la transmission, le patrimoine est souvent folklorisé, voire réduit à un décor dépourvu de sens.
La muséification demeure rare, l’interprétation quasi absente, la réhabilitation lente et inégale.
Une négligence patrimoniale à l’image d’une fracture plus large: celle des criantes disparités régionales.
Ce qui devrait être un cœur battant est trop souvent relégué aux marges: routes inachevées, dispensaires silencieux, manque de transports publics fiables, accès limité à l’eau ou à l’électricité, connectivité numérique inexistante…
Et pourtant, ces territoires ne manquent ni d’âme ni de ressources: ils portent, en silence, les promesses d’un tourisme responsable, enraciné, éthique, à mille lieues des circuits de masse.
Mais tant qu’ils ne seront pas traités avec justice — comme l’a rappelé la plus haute autorité du pays dans son dernier discours du Trône — le tourisme restera un rendez-vous manqué.
2 – Offre figée, diversité sous-exploitée
Standardisation des hébergements, animations sans âme, circuits interchangeables, concentration autour d’axes rebattus… À quelques exceptions près, notre modèle touristique a tendance à s’enfermer dans ses routines.
Or, le Maroc regorge d’expériences: écotourisme dans les vallées, parcours de mémoire à travers les greniers collectifs, immersion dans les savoir-faire artisanaux, randonnées naturalistes, tourisme rural, spirituel, scientifique, solidaire…
Le potentiel est immense. Il ne manque que l’audace.
On continue d’alimenter les mêmes circuits, de miser sur les mêmes offres standardisées ou «hors-sol», d’ignorer les autres possibles.
Cette logique répétitive façonne un tourisme qui ronronne, épuise les lieux surexploités et finit par lasser les visiteurs eux-mêmes.
3 – Infrastructures défaillantes, accueil incertain
Toilettes introuvables, douches sporadiques, poubelles débordantes, trottoirs défoncés, quand ils ne sont pas inexistants.
Ce manque pratique en dit long. L’espace public, perçu comme un territoire sans maître, perd alors sa vocation première: être un droit partagé.
Car l’hospitalité commence par le soin du détail: un banc à l’ombre, une douche de plage, une allée praticable, une signalétique lisible. Petites présences discrètes, dont l’absence fatigue les corps, frappe l’œil et laisse un goût d’abandon.
À l’heure où des communes comme Dar Bouazza tentent timidement d’équiper leurs plages, on se prend à rêver d’un pays où cela deviendrait la règle, non l’exception.
Aussi longtemps que ces infrastructures de base ne seront pas intégrées à une vision d’un tourisme digne, accessible, respectueux; aussi longtemps qu’on pensera la vitrine sans soigner le quotidien, le Maroc restera en deçà de son image… comme de son ambition.
4 – Espace grignoté, rivages marchandés
À propos de no man’s land: l’espace public, censé appartenir à tous, semble parfois n’appartenir à personne — ou plutôt à celui qui s’en empare, en l’absence de cadre transparent.
Sur de nombreuses portions touristiques du littoral, l’espace public s’est mué en marché noir à ciel ouvert, où le bien commun se négocie au vu et au su de tous, sans contrôle réel ni autorité visible.
Parkings informels, péages sauvages, «gardiennages» autoproclamés: une armée de «douaniers du dimanche» filtre les accès dans un théâtre absurde à ciel ouvert.
Sur le sable, des parasols plantés à la première heure et des chaises en plastique multicolore, alignés pour la location, occupent les meilleures places, laissant peu d’espace à ceux qui souhaitent simplement poser leur propre parasol ou étendre une serviette.
Ils forment, avec les fameuses guitounes familiales improvisées, une sorte de quadrillage informel qui sature l’espace, bouche la vue et entrave parfois l’accès à la mer, au mépris de la sécurité des enfants comme du droit de chacun à profiter librement du rivage.
On marchande l’ombre, on fait payer le sable, on monnaye le passage. Poser une serviette ou garer sa voiture devient un acte marchand, une négociation.
L’espace commun se transforme en zone de racket tranquille, où celui qui ne consomme pas est vu comme un gêneur, voire refoulé vers les marges.
Chevaux, quads, motos, dromadaires, enceintes Bluetooth, barbecues, jeux de ballon… Aucune régulation, aucune séparation, aucune surveillance. Juste un chaos accepté.
Loin de la détente attendue, c’est de l’épuisement sensoriel.
5 – Présence oppressante, petits harcèlements ordinaires
Quand l’espace est saturé et la règle absente, ce sont les interactions elles-mêmes qui deviennent pesantes: parasols posés d’autorité, gardiens autoproclamés, sollicitations insistantes…
Tu viens pour souffler, on t’étouffe. Tu viens pour te détendre, tu passes ton temps à dire non (ou «oui» pour avoir la paix!)
Ce harcèlement n’est ni spectaculaire, ni violent. Il est quotidien, diffus, intégré, comme une bande-son parasite de l’expérience touristique.
Et cela finit par fatiguer les corps, irriter les nerfs, user la patience, surtout quand s’y ajoutent la désinvolture des pouvoirs publics face aux petits abus, ceux-là mêmes qui minent la qualité de vie et ternissent l’expérience touristique.
Parce que le vrai luxe, ce n’est pas forcément un palace. C’est juste de pouvoir poser sa serviette sans contrainte, marcher sans être taxé, se baigner sans être jugé.
6 – Libertés visibles, tolérances fragiles
Après l’usure physique, l’usure morale.
Pas d’agression directe — encore heureux! —, pas d’esclandre, pas de heurts. Mais quelque chose de plus insidieux: des regards désapprobateurs, des critiques en sourdine, des jugements silencieux, recyclés plus tard en vidéos de préchi-précha sur les réseaux.
La plage devient le prétexte à un tribunal informel, où chacun se sent autorisé à scruter, jauger, commenter…
Tout devient sujet à controverse: un bikini, un burkini, une tenue de baignade de fortune…
Et pourtant, l’espace public n’est pas le lieu d’une norme imposée, mais le cadre d’un vivre-ensemble pluriel, où chacun a sa place, quels que soient son âge, son genre, son apparence, sa façon d’être.
Ce que nous vivons aujourd’hui est l’ombre d’un oubli. Dans les années 1960-70, le Maroc promouvait un tourisme populaire, familial, ouvert: campings publics, colonies de vacances, plages aménagées pour tous.
Pendant que les services publics se dégradent, l’élite se met à l’abri: entre resorts exclusifs et départs vers l’étranger.
Les autres, livrés à eux-mêmes, improvisent avec les moyens du bord.
7 – Habitants oubliés, récit désincarné
Ce climat général dépasse la simple question de confort: il reflète la difficulté persistante à inclure, dans la gouvernance même du tourisme, les habitants eux-mêmes.
Depuis des décennies, le Maroc s’est tourné vers le tourisme international — à juste titre: il représente un levier économique majeur. Mais dans cette stratégie, le citoyen marocain a été peu à peu effacé, non consulté, rarement ciblé, souvent mal desservi.
Or un tourisme durable ne peut exister sans les communautés locales, sans leurs voix, leur savoir-faire, leur présence quotidienne.
Un territoire n’est pas un décor. C’est un tissu vivant, fait de vécu, de métiers, d’usages, de mémoire.
Tant que le citoyen restera exclu du récit touristique, le pays passera à côté de sa plus grande richesse: sa population.
Voilà ce que nous rappellent, en creux, chacune de ces plaies: on ne construit pas un modèle touristique solide uniquement avec du béton et des bilans, on le bâtit avec l’humain.





