Nos oulémas ont fait preuve d’une grande ouverture pour valider certaines propositions de la révision du Code de la famille, mais ont rejeté le recours à l’expertise génétique (ADN) pour établir la filiation paternelle aux enfants nés hors mariage. Selon eux, cette expertise se rapporte à un texte péremptoire qui n’autorise pas l’ijtihad. Cet arbitrage est un drame pour des milliers de Marocains, qui n’ont pas demandé à naître!
L’ijtihad est l’interprétation, par les oulémas des textes fondateurs de l’Islam pour les faire évoluer et les adapter aux changements.
Les évolutions sociétales ont transformé les structures familiales et créé des paradoxes. Par exemple, selon le Coran, c’est à l’époux d’entretenir l’épouse (4:34), notamment dans des périodes sensibles tels la grossesse (65:6), l’accouchement et l’allaitement (65:6). Le Prophète insiste: «Vous leur devez de pourvoir à leur subsistance et à leur habillement de manière convenable» (Mouslim). Le Coran, toujours: «Au père de l’enfant de le nourrir et vêtir de manière convenable» (2 : 233).
Aujourd’hui, les femmes contribuent au budget parental et conjugal. Un foyer sur 5 est entretenu exclusivement par une femme. Surtout, aucun homme n’a jamais refusé cette aide pour se conformer aux préceptes coraniques. Il ne s’agit pas de condamner cette réalité, mais de relever des contradictions qui bloquent l’Ijtihad.
En les contextualisant, l’Ijtihad a réformé des préceptes énoncés dans le Coran, texte péremptoire et sacré: on ne coupe plus la main du voleur. Pendant le mois de ramadan, un voyageur peut rompre le jeûne. Mais les oulémas ont fixé le voyage à plus d’une heure, puisque les moyens de transport ont changé. La loi du talion, «oeil pour œil, dent pour dent», édictée dans le Coran, a été remplacée par la justice moderne.
Le projet de révision du Code de la famille de 2024 stipule que pour ce qui n’a pas été énoncé explicitement, il y a lieu de se référer au rite malékite et à l’Ijtihad (art.400). Nous sommes malékites. La durée de la grossesse, fixée par Imam Malik, a été révisée, ainsi que la notion de l’enfant endormi, s’adaptant à l’avancement de la science. L’ADN, fiable à 99%, fait partie de la science.
Selon Imam Malik (Al-Muwatta), la grossesse peut durer 5 ans, comme je l’avais évoqué dans une précédente chronique. Déjà du temps du Prophète, des enfants ont été attribués à des pères après des grossesses dépassant 9 mois, de même qu’à des maris divorcés ou décédés, après des grossesses allant jusqu’à 5 ans.
Le Coran fixe la durée de la grossesse à au moins 6 mois, sans en préciser la fin, et recommande deux ans d’allaitement maternel (2:233). Certains religieux avaient décrété que la grossesse durait 30 mois, soit 6 mois auxquels ils ont ajouté 24 mois d’allaitement maternel.
Mais aujourd’hui, avec les progrès de la science médicale, les lois ont changé. Le Code de la famille marocain fixe la durée minimale de la grossesse à 6 mois, à dater du jour de l’établissement de l’acte de mariage, et sa durée maximale à une année. En cas de divorce ou de veuvage, s’il y a un doute sur la durée, l’affaire est soumise à la justice qui fait appel à une expertise médicale (ADN).
«Refuser l’expertise ADN pour établir la paternité, c’est être en contradiction avec la Convention internationale des droits de l’enfant, que le Maroc a pourtant ratifiée, et qui dit que chaque enfant doit avoir un nom, une nationalité et une identité.»
Que de paradoxes! Si nous considérons que la science moderne est crédible, pourquoi ne pas l’appliquer à la recherche de paternité pour des enfants nés hors mariage?
La petite Sanaa, violée par 3 hommes à 11 ans, a accouché à 13 ans. Le père biologique de son enfant a été identifié grâce à une expertise ADN ordonnée par le ministère de la Justice. Il a été condamné à 20 ans d’emprisonnement. Son fils saura qui est son père, mais sans en porter le nom, sans connaître sa famille paternelle, et sans que ce père l’entretienne et sans qu’il en hérite… Comment expliquer cette injustice à ce pauvre garçon qui n’a pas demandé à naître et qui sera toujours désigné comme ouled lahram (bâtard)?
Lorsqu’une fille accouche hors mariage, elle est bannie par sa famille et par la société. Elle supporte, seule, les conséquences d’un acte sexuel fait à deux. Marginalisée, ostracisée, elle tombe dans la précarité extrême avec son enfant. Lequel enfant pourrait avoir des relations incestueuses avec un membre de sa famille sans le savoir.
Ce sont des drames réels. J’en ai connu deux: celui d’une fille qui a épousé son père biologique, avec lequel elle a enfanté, et une fille mariée à son frère!
La recherche d’ADN effraye les hommes. «Si elle devient obligatoire, des filles nous colleront des grossesses pour nous piéger», s’élèvent certains d’entre eux. Possible. Mais pourquoi les hommes ne se protègent-ils pas, eux et leurs partenaires, de grossesses indésirées et de maladies? Si l’utilisation d’une expertise ADN était légale pour les enfants nés hors mariage, les hommes seraient probablement plus prudents, et il y aurait beaucoup moins d’enfants nés hors mariage.
Selon Imam Malik, le sperme du fornicateur est vicié et ne peut lui donner de droits sur l’enfant qui pourrait naître. Mais là, on ne punit pas que le fornicateur. On punit aussi, et surtout, l’enfant!
Refuser l’expertise ADN pour établir la paternité, c’est être en contradiction avec la Convention internationale des droits de l’enfant, que le Maroc a pourtant ratifiée, et qui dit que chaque enfant doit avoir un nom, une nationalité et une identité. C’est aussi être en contradiction avec la Constitution qui stipule que «l’État assure une égale protection juridique et une égale considération sociale et morale à tous les enfants, quel que soit leur statut familial».
Sans affiliation paternelle, les enfants nés hors mariage sont des citoyens officiellement marginalisés, dont l’État n’assure pas la protection juridique, sociale et morale. Espérons que, prochainement, nos oulémas leur rendront justice.