Le casse-tête des couples non mariés à l’hôtel: Pourquoi la levée de l’interdiction n’implique pas la légalité de la chose?

Un couple s'enregistrant à la réception d'un hôtel. (Photo d'illustration)

Peut-on désormais se rendre sans entrave dans un hôtel et y partager la même chambre quand on n’est pas mariés? La réponse est loin d’être évidente et la levée de l’interdiction signifiée aux hôteliers risque fort d’ouvrir la porte à certaines complications.

Le 29/05/2024 à 11h59

Depuis le 27 mai, l’interdiction faite aux couples non mariés de disposer d’une même chambre d’hôtel aurait été levée. Une restriction tacite a également été levée dans le cas des femmes qui ne pouvaient pas disposer d’une chambre dans un hôtel situé dans leur ville de résidence.

C’est ce qu’ont révélé des établissements hôteliers à plusieurs médias, mais aussi des sources autorisées. Une annonce accueillie de façon très contrastée au Maroc, par les défenseurs des libertés individuelles d’un côté, qui applaudissent ce qu’ils considèrent comme une avancée, et les conservateurs attachés à ce type de restrictions, censées, pensent-ils, préserver les valeurs musulmanes et familiales. Mais que vaut vraiment cette nouvelle mesure? Que va-t-elle changer concrètement? Faut-il s’en réjouir ou redouter au contraire ses dérives? Éclairage.

Une mesure restrictive contournée par des stratagèmes

Pour G., quinquagénaire en couple depuis peu, la levée de cette interdiction est une aubaine. Enfin, elle va pouvoir vivre pleinement sa vie de femme heureuse et amoureuse, en couple depuis trois ans avec un homme qu’elle aime, avec lequel elle partage sa vie, sans pour autant être mariée. La case mariage, elle y est déjà passée et, «non merci», sourit-elle, elle ne souhaite pas réitérer l’expérience. Du côté de son compagnon, même topo. Lui aussi divorcé, il ne voit pas l’utilité de se remarier, si ce n’est pour faire taire les commérages, plaire à leurs familles respectives et s’éviter des situations embarrassantes dans les hôtels où ils descendent. Car malgré leur âge respectable, une bonne situation, une apparence irréprochable, leur vie non maritale leur a valu d’essuyer plusieurs refus dans des établissements hôteliers au Maroc. Pour pouvoir passer des vacances ensemble, «on prenait systématiquement deux chambres», explique G., consciente de ce luxe que tout le monde ne peut pas se permettre. «Mais au bout d’un certain temps, on en a eu assez de jeter de l’argent par les fenêtres», poursuit-elle, avouant avoir franchi un pas dans l’illégalité pour échapper à cette mesure restrictive. «Nous avons fini par falsifier un acte de mariage pour pouvoir être acceptés dans les hôtels», déclare la quinquagénaire qui assume le fait, d’autant que, selon elle, la chose est courante.

C’est ce même recours à la falsification d’un document officiel qui aurait poussé un hôtelier tangérois à se livrer à un véritable interrogatoire en règle avec Z. et son mari, alors accompagnés de leur fils en bas âge. «Je lui ai présenté ma carte nationale sur laquelle est indiqué mon nom de femme mariée, cela ne lui a pas suffi. Prévoyant le coup, je lui ai alors présenté notre acte de mariage. Ça ne lui a pas suffi non plus! Il nous a demandé notre livret de famille ou un acte de naissance prouvant que l’enfant était bien le nôtre, car, selon lui, certaines professionnelles du sexe n’hésitaient pas à avoir recours à des enfants au moment des réservations dans les hôtels pour se faire passer pour des mères accompagnées de leur enfant et de leur mari. Nous sommes tombés des nues et nous avons simplement changé d’hôtel».

Des histoires rocambolesques de ce genre, il en existe à la pelle, et pas seulement parmi les couples non mariés. Car pour peu que l’on ne soit pas muni de son acte de mariage, alors même qu’on est mariés, on a tôt fait d’être jaugés d’un regard suspect. Mais ça, c’était avant… Vraiment?

L’interdiction levée ou l’arbre qui cache la forêt

Un établissement hôtelier est dans l’illégalité lorsqu’il réclame à ses clients un document officiel. C’est ce que nous a appris le ministre de la Justice, Abdellatif Ouahbi. «C’est une violation de la loi. Les hôtels qui demandent ces documents doivent être poursuivis en justice», a-t-il indiqué devant le Parlement, provoquant l’ire des hôteliers qui se sont défendus en expliquant que le fait d’exiger ce type de documents leur est imposé par les services sécuritaires.

Certes, aucune loi ne le stipule, affirme le ministre de la Justice pour justifier la levée de cette mesure tacite. Mais les choses sont en fait plus complexes qu’elles n’y paraissent, car cette interdiction renvoie en fait indirectement à l’article 490 du Code pénal, qui pénalise les relations sexuelles hors mariage et qui, lui, est toujours en vigueur.

Autrement dit, il n’est désormais plus tacitement interdit de partager une même chambre d’hôtel, mais cela ne vous blanchit pas pour autant aux yeux de la loi.

Les hôteliers dans une situation très complexe

Contactée par Le360, l’avocate et militante Ghizlane Mamouni qualifie cette levée de l’interdiction de «demi-mesure, fragile à plusieurs titres». Elle explique que dans un contexte où l’on ne disposait ni d’une circulaire ni d’un décret pour interdire à un couple marié de partager une chambre, les autorités, dont le rôle est de lutter contre la commission d’infractions, ont exigé des hôtels de servir de relais, en exigeant des actes de mariage, afin de limiter la commission de cette infraction.

Toutefois, poursuit l’avocate, «le fait de lever cette interdiction qui était orale (ce qui implique qu’on peut très bien y revenir demain), le fait de l’avoir supprimée sans supprimer le vrai problème, qui est l’article 490 du Code pénal, implique qu’on ouvre la voie à d’autres moyens de lutter contre cette infraction».

Pour Ghizlane Mamouni, «la levée de cette interdiction fragilise en fait les hôteliers». Et pour cause, «s’ils n’exigent plus d’actes de mariage et que des relations sexuelles hors mariage ont lieu dans leurs établissements, ils se retrouvent alors exposés, pour des faits de complicité, pour non-dénonciation, pour hébergement de prostitution, si prostitution il y a…». In fine, «on les met en danger, car demain, c’est leur responsabilité qui peut être retenue pour ne pas avoir dénoncé ces faits-là, alors même qu’on leur a enlevé le moyen de se protéger en demandant un acte de mariage», entrevoit-elle.

Une levée d’interdiction qui peut être remplacée par d’autres contrôles

Du côté des clients, le fait de ne plus avoir à présenter un acte de mariage ne met pas pour autant les couples non mariés «à l’abri» d’un contrôle. Car il suffit de se référer aux fiches de renseignement fournies à l’établissement lors du check-in pour en savoir plus sur l’état civil des clients ou, pourquoi pas, de toquer directement à leur porte… Car s’agissant de l’infraction en elle-même, l’article 493 stipule que «la preuve des infractions réprimées par les articles 490 et 491 s’établit soit par procès-verbal de constat de flagrant délit dressé par un officier de police judiciaire, soit par l’aveu relaté dans des lettres ou documents émanés du prévenu ou par l’aveu judiciaire». Autrement dit, parmi les circonstances qui peuvent convaincre un officier de police judiciaire d’une intimité entre deux personnes, figurent aussi les messages téléphoniques échangés, et pas seulement un flagrant délit de rapports sexuels.

Comment les hôteliers vont-ils réagir face à cela? «C’est une demi-mesure qui va causer plus de problèmes qu’elle n’en réglera», estime l’avocate, espérant que celle-ci sera suivie de l’abrogation de l’article 490 qui pose deux problèmes: «C’est une violation des droits humains, du droit des personnes à disposer de leur corps, de la liberté sexuelle, de la liberté individuelle», énonce-t-elle d’une part. Mais avant toute chose, cet article est surtout «un frein pour toutes les femmes victimes de violences sexuelles qui, quand elles ne parviennent pas à prouver qu’elles ont été victimes de violences, sont arrêtées au titre de l’article 490».

L’approche de la Coupe du monde, accélérateur d’une réforme ?

Certains expliquent la levée de cette interdiction dans les hôtels par l’approche de la Coupe du monde, organisée au Maroc en 2030. Selon cette version qui circule, il s’agirait de ne pas subir la même polémique que le Qatar, organisateur de la dernière Coupe du monde, qui applique une loi interdisant les rapports sexuels hors mariage, pour tous. Une interdiction difficile à appliquer à l’heure où le pays accueillait des sportifs et des supporteurs venus du monde entier, souvent accompagnés de leurs familles ou de leurs compagnes.

Mais à vrai dire, l’exemple du Maroc diffère quelque peu de celui du Qatar. En réalité, si la loi marocaine est la même pour tous, comme au Qatar, l’obligation des couples à justifier d’un acte de mariage est surtout imposée aux Marocains et musulmans. Une aberration que dénoncent d’ailleurs les militantes féministes, parmi lesquelles Ghizlane Mamouni. «Techniquement, cette loi s’applique même aux étrangers. Un Français qui vient au Maroc et commet un vol va être poursuivi pour vol ou escroquerie. Il en va de même pour l’article 490, car il n’y est stipulé nulle part qu’il ne concerne que les musulmans. Ce qui est ahurissant, c’est de constater un tel « deux poids, deux mesures ». Cela fait partie de ce qu’on dénonce justement. Pourquoi cette loi n’est-elle appliquée que pour les musulmans?».

Alors, effectivement, poursuit l’avocate, «la tenue d’un tel évènement (la Coupe du monde, NDLR), assortie de cette interdiction, aurait pu être une source de contentieux, car les Marocains sont en droit de se demander pourquoi on applique une loi pour les uns et pas pour les autres».

La levée de cette interdiction représente-t-elle la première étape d’une stratégie visant à supprimer l’infraction elle-même? C’est en tout cas ce que souhaite la militante.

Par Zineb Ibnouzahir
Le 29/05/2024 à 11h59