L’autre archéologie: sur les traces des villes médiévales oubliées

Mouna Hachim.

ChroniqueLes découvertes archéologiques récentes montrent que les vestiges les plus discrets du passé racontent une histoire tout aussi déterminante que celle des imposants monuments. Reste un paradoxe: au cœur de ce récit redessiné, les villes médiévales demeurent étonnamment marginalisées.

Le 15/11/2025 à 11h00

L’annonce est plutôt sobre. Une mission maroco-polonaise révèle, dans le voisinage immédiat de Volubilis, deux tours de guet romaines, pièces silencieuses du système défensif de la Maurétanie Tingitane, datées entre le Ier et le IIIe siècle.

À leurs côtés, un tumulus ceint d’un fossé d’une quarantaine de mètres apparaît comme un discret relief dans un paysage archéologique saturé de symboles.

Que représente cette butte, insignifiante en apparence, face à un magistral arc de triomphe?

Tout, si l’on accepte l’idée que les marges du passé comptent souvent autant que ses monuments-phare.

Cette découverte révèle que la présence romaine ne se résume pas aux monuments spectaculaires: elle repose aussi sur un réseau militaire, agricole et funéraire longtemps passé sous silence. Une redéfinition qui éclaire différemment le Maroc romain, et, plus largement, le Maroc lui-même.

Elle révèle que ce territoire n’était pas une périphérie passive, mais un maillon actif de l’empire, avec ses postes de garde, ses frontières, et l’hommage rendu à ses morts.

Par ailleurs, ces sites «intermédiaires» posent la question de nos priorités en matière de recherche, de médiation et de valorisation: que choisit-on d’étudier, de transmettre, de mettre en valeur? Que laisse-t-on sommeiller sous l’herbe ondoyante des collines?

Il faut dire que l’archéologie marocaine a longtemps privilégié une vision monumentaliste du passé, honorant ses grandes ruines et privilégiant les arcs, les mosaïques, les capitoles —tout ce qui impressionne l’œil, rassure l’imaginaire et sert la carte-postale.

Dans cette hiérarchie implicite, Volubilis, Lixus et Chellah tiennent l’affiche. Les silhouettes anonymes qui veillent sur les coteaux, les plaines agricoles ou les plateaux —postes de guet, nécropoles, modestes fortins—restent, elles, reléguées au rang de parent pauvre de notre mémoire collective.

Ces sites n’ont ni forum, ni basilique, ni capitole, mais ils racontent, mieux que le marbre poli ou les mosaïques éclatantes, le vécu quotidien des populations, les rites ordinaires, le périphérique, le local. Bref, la texture réelle d’une civilisation et d’une histoire.

Ce choix n’est sans doute pas neutre: il hérite du modèle colonial et continue aujourd’hui encore d’orienter nos représentations culturelles. Centré sur la monumentalité, il entretient l’idée que l’histoire du Maroc se résume aux grands flux (Phéniciens, Romains, Arabes…). Il néglige l’assise autochtone, les «temps intermédiaires», les structures modestes, le hors-champ, et marginalise les dynamiques quotidiennes, politiques et économiques des sociétés anciennes.

Heureusement, cette vision vacille depuis quelque temps avec les dernières découvertes.

Les exemples abondent. Le site de Kach Kouch, dominant la vallée de l’Oued Laou, en fournit l’illustration éclatante. Là, sur un promontoire qui surveille la mer et les passages, les vestiges du premier village protohistorique de la région révèlent une occupation sédentaire continue aux confluences entre l’Afrique et l’Europe, bien avant l’établissement phénicien.

Plus au sud, la découverte sur le site d’Oued Beht d’un complexe agricole datant d’environ 3.000 ans bouscule, elle aussi, plus d’une certitude. On croyait les sociétés de cette période dominées par la mobilité pastorale: les fouilles démontrent au contraire la maîtrise précoce de l’irrigation, des aménagements hydrauliques et d’une agriculture organisée, obligeant à repenser la préhistoire africaine et méditerranéenne, ainsi que les interactions entre le Nord-Ouest africain et la péninsule Ibérique.

Dans la grotte de Bizmoune cette fois, au Jbel Hadid, des coquillages perforés —bijoux préhistoriques les plus anciens du monde — prouvent que le Maroc fut l’un des lieux d’émergence des premiers symbolismes humains.

Plus loin, dans la Grotte des Pigeons à Tafoughalt, au cœur des Beni Snassen, une équipe internationale a mis au jour la plus ancienne utilisation médicinale des plantes au monde, il y a 15.000 ans, soit près de 8.000 ans avant ce que l’on nomme traditionnellement la «Révolution néolithique». Là encore, aucune architecture monumentale: seulement des gestes quotidiens, mais qui reconfigurent l’histoire des savoirs.

Enfin, que dire du site de Jebel Irhoud, désigné désormais comme un nouveau «berceau de l’humanité»? C’est là, il y a environ 315.000 ans, que vivaient les plus anciens représentants connus de notre espèce. Une découverte qui ne repose pas sur un monument, mais sur des fragments d’os, des silex chauffés, un feu domestique —et qui pourtant bouleverse tout: notre chronologie, notre géographie de l’origine, notre cartographie de l’évolution. Un pan entier du passé, à distance des modèles eurocentrés et des récits linéaires.

Dans le même mouvement, les grandes oubliées de l’histoire demeurent les premières formations politiques islamiques, aujourd’hui presque effacées des cartes.

Ces villes, loin d’être des accessoires, constituent l’ossature du Maroc médiéval. Elles devraient être, pour le Maghreb, ce que Samarra, Fustat ou Ani sont pour d’autres horizons: des cités ensevelies, recouvertes de silence, mais capables de recomposer la trame d’une histoire longtemps reléguée.

Prenons Sijilmassa. Deuxième grande fondation musulmane du Maghreb après Kairouan, et ville florissante plus de trente ans avant la naissance de Fès, elle s’épanouit dans le Tafilalt grâce à sa position stratégique de carrefour incontournable entre les routes caravanières sahariennes, les mines d’or du Bilad Soudane, les grands centres de l’Est, de l’Ifriqiya à l’Orient, et dit-on, même jusqu’à l’Inde.

Le savant polyglotte Massaoudi écrit au Xe siècle dans son Muruj Dhahab (Les Prairies d’Or), que «la ville avait une grande artère dont la longueur est égale à une demi-journée de marche» et la sépare de cinq journées de marche du Draâ et de deux mois de Ghana (royaume du Wagadou), signe de son insertion profonde dans les réseaux transsahariens.

Et pourtant, cette capitale-oasis demeure largement sous-explorée. Les fouilles systématiques n’ont réellement commencé qu’à la fin des années 1980. Les rares campagnes —relevés aériens, analyses géospatiales, sondages du Moroccan-American Project— ont permis de retracer les enceintes, une partie du tissu urbain, les systèmes hydrauliques et d’identifier divers artefacts. Mais l’immense majorité de la cité repose encore sous les palmeraies et les dunes de sable.

Que dire d’Aghmat, pôle économique, religieux et intellectuel d’une principauté zénète maghraoua, avant de devenir le premier siège du pouvoir almoravide, à quelques lieues seulement de la future Marrakech.

Gaston Deverdun rappelait que «le couloir Dadès-Todgha semble avoir joué un grand rôle entre Aghmat et Kairouan, d’où venaient, par Tlemcen et Sijilmassa, les savants et les idées».

C’est là que furent exilés les princes zirides, Abd-Allah ben Buluggun, maître de Grenade, et son frère Tamim de Málaga.

C’est en ce lieu également que finit ses jours, en 1095, le roi-poète al-Muʿtamid ibn ʿAbbād, détrôné de Séville par Youssef ben Tachfine.

On peut toujours y visiter son tombeau, dont la coupole est décorée de ses propres vers, ainsi que celui de son épouse Iʿtimad Rumaïqiyya, comme on peut parcourir les vestiges du site archéologique d’Aghmat —muraille, hammam, mosquée, canaux d’irrigation…— maigres survivances d’un passé foisonnant.

Car les fouilles demeurent parcellaires, cantonnées au cœur monumental, tandis que l’essentiel de la ville médiévale —que certains évaluent à près de 100 hectares— gît encore sous l’habitat moderne et les terres agricoles.

On pourrait en dire autant de Tamdoult, cité minière et caravanière majeure, présentée comme une fondation du prince idrisside Abd Allah, fils d’Idris II, aujourd’hui en grande partie ensevelie sous les sables.

Nekor, pour sa part, dans le Rif, fut la capitale d’un émirat éponyme, centre vivant des échanges méditerranéens. Mais sa documentation archéologique demeure encore fragmentaire: murailles, structures publiques et céramiques ont bien été identifiées, sans que de véritables fouilles extensives aient encore révélé la topographie et l’ampleur de la ville.

Plus à l’ouest, sur le littoral méditerranéen, Ksar Sghir était un verrou stratégique du détroit, port militaire et base d’embarquement vers la péninsule Ibérique, que les Almohades puis les Mérinides firent leur «Qasr al-Majâz», la citadelle du passage. Les fouilles menées ces dernières décennies ont mis au jour son urbanisme serré, ses enceintes successives et des éléments de son système portuaire, mais le site demeure en deçà d’une valorisation patrimoniale à la hauteur de son importance méditerranéenne.

Sṭiha, Ghssassa, Basra, Kûrt, Day… La liste est longue.

Ces villes ne sont pas secondaires. Elles forment les fondations politiques, économiques et culturelles du Maroc médiéval. Toutes racontent un pays dont l’histoire réelle ne se limite ni aux capitales visibles ni aux monuments préservés, mais repose aussi —et peut-être surtout— sur ces cités effacées de nos mémoires.

Si nous continuons à les tenir à l’écart, elles resteront des noms figés dans les manuels, des ombres enfouies dans l’oubli, tandis que notre histoire continuera de se dire par fragments —tronquée et incomplète.

Le Maroc ne manque pas de passé; il manque d’un regard qui lui restituerait toute sa profondeur.

Par Mouna Hachim
Le 15/11/2025 à 11h00