Je vous prie, chers lecteurs, d’excuser ce titre un peu idiot. (La prochaine fois, ce sera: «La plage se trouve en bord de mer…»). Parfois, il faut énoncer une évidence pour dire d’emblée où l’on veut en venir.
Voyons de quoi il s’agit.
On a évoqué dans ces colonnes, la semaine dernière, la fameuse ‘vallée heureuse’ des Aït Bouguemez, qui se trouve dans le Haut Atlas central et qui relève de la province d’Azilal. Quand ils en traitent, les guides touristiques évoquent ses paysages magnifiques, son architecture traditionnelle en pisé, ses cultures verdoyantes (pommiers, légumes) et l’accueil chaleureux de ses habitants en majorité amazighs. J’ai pu constater tout cela, il y a quelques années, lors d’une virée de quelques jours avec des enseignants de Béni-Mellal et des étudiants. Un souvenir inoubliable.
La presse a beaucoup parlé des Aït Bouguemez, ces dernières semaines. À la mi-juillet, une marche de protestation était partie du cœur de la vallée en direction du siège de la province, à Azilal, pour dénoncer ce que les marcheurs nommaient la marginalisation dont ils souffrent.
Que réclamaient les manifestants (des hommes de toutes tranches d’âge issus des différents douars de la vallée)? L’amélioration des conditions de vie, l’accès aux services de base dans les domaines de la santé, du transport, de l’éducation et des infrastructures. Certaines revendications étaient très précises, par exemple la réfection de la route régionale n° 302 via le col de Tizi n’Terghist et de la route n° 317 via Aït Abbas.
Qui pourrait reprocher à ces marcheurs leur action? Personne, évidemment. On ne peut que les soutenir à 100%. Ils ont parfaitement raison d’exprimer pacifiquement leurs revendications. C’est un droit garanti par la Constitution.
En fait, l’objet de mon article de la semaine dernière était de dénoncer l’usage malveillant fait par une certaine presse étrangère de la manifestation paisible des Aït Bouguemez. Sans craindre le ridicule, un folliculaire de Médiapart avait même parlé de ‘survie du régime’ - et allez donc! - à cette occasion. Or, les marcheurs insistaient eux-mêmes sur deux points: leur profond sens patriotique et le fait que leur action n’avait aucune portée politique.
Ce que je voudrais maintenant dire, c’est qu’il faut examiner les questions de développement avec l’œil de l’économiste. Le démagogue ou l’idéologue ou l’ennemi du pays peuvent brailler ce qu’ils veulent, les faits sont têtus, comme disait Lénine, et les faits relèvent d’abord de la science économique.
Partons d’un essai qui fit du bruit en son temps. Dans The World Is Flat (2005), Thomas Friedman affirmait que les avancées technologiques des dernières décennies avaient aplani les différences entre les pays, créant un monde plus interconnecté et compétitif. Les frontières s’estompent (le monde devient ‘plat’). Les opportunités sont accessibles à tous grâce à une meilleure diffusion de l’information et des technologies. Ces dernières, notamment internet et les logiciels de workflow, permettent à des entreprises de pays émergents de concurrencer celles des pays développés. Friedman soulignait que dans ce nouvel environnement, la compétitivité des entreprises et des pays dépend de l’innovation, de la créativité et de la capacité à s’intégrer dans les chaînes de valeur mondiales.
«Le désenclavement des Aït Bouguemez est aujourd’hui l’affaire des ingénieurs informaticiens et non des ingénieurs des ponts et chaussées - ce qui, quelque part, me fait de la peine. »
— Fouad Laroui
Bien. Cela dit, certains économistes avaient critiqué la thèse de Friedman en soutenant que le monde n’est pas véritablement plat, mais plutôt complexe et multiforme, avec des inégalités - et surtout: des différences géographiques persistantes.
Appliquons ces idées (partiellement contradictoires) à la situation de nos Aït Bouguemez, sans démagogie mais avec comme objectif de les aider vraiment.
1. Le monde est plat. Les opportunités sont accessibles à tous grâce à une meilleure diffusion de l’information et des technologies. Il faudrait donc faire en sorte qu’internet soit partout disponible (rapide, robuste et fiable) chez les Aït Bouguemez, qu’on y installe des écoles de codage du genre 1337, qu’on y encourage la création de start-ups agiles et innovantes capables de s’insérer dans des chaînes de valeur nationales ou mondiales. Cela pour les jeunes qui tiennent à rester dans leur vallée heureuse.
2. Le monde n’est pas plat. (Et voilà l’explication de la lapalissade qui sert de titre à ce billet.) Il est illusoire de demander qu’on atteigne au cœur du Haut Atlas le même niveau de développement que dans l’axe Kénitra-Casablanca-Jorf Lasfar. Renault et Stellantis se sont installés à proximité de ports qui peuvent assurer à moindres frais l’exportation des véhicules qu’ils fabriquent. OCP a construit l’un des plus grands complexes chimiques du monde à proximité d’un port. Et toutes les entreprises de l’axe Kénitra-Jorf bénéficient d’un réseau autoroutier moderne et plat.
Même chose pour les hôpitaux, les CHU, les universités, les grandes infrastructures culturelles (les théâtres, les salles multiplex…) ou sportives (les grands stades…): tout cela n’a de sens que si le bassin démographique desservi a une taille minimum: or moins la région est plate, moins le bassin démographique est important. On peut rouler en 3/4 d’heure d’El Jadida à Casablanca pour aller à un spectacle, à un match international, à une clinique spécialisée, ce qui fait qu’El Jadida fait partie du bassin démographique de Casablanca qui compte quelque huit millions d’habitants. Mais on ne peut pas installer de telles infrastructures dans une vallée du Haut Atlas: il faut des heures de trajet pour venir ne serait que d’Azilal… Un bassin démographique de quelques dizaines de milliers d’âmes ne peut justifier des investissements très coûteux.
Si on réfléchit aux points 1 et 2, on se rend compte que le fameux désenclavement réclamé par les marcheurs des Aït Bouguemez ne peut pas prendre la forme - dépassée et économiquement trop coûteuse - qu’ils imaginent. Renault ne viendra jamais dans la vallée heureuse et on n’y construira jamais de CHU; mais un désenclavement 4.0 est possible. C’est aux industries de pointe, aux universités d’excellence, d’aller là-bas former des codeurs ou des spécialistes de l’IA et incuber des start-ups.
Le désenclavement des Aït Bouguemez est aujourd’hui l’affaire des ingénieurs informaticiens et non des ingénieurs des ponts et chaussées - ce qui, quelque part, me fait de la peine.
Mais qu’importe que je sois malheureux si la vallée reste heureuse.





