L’autre jour, à Casablanca, à l’issue d’un débat public, j’étais en train de croquer une petite pâtisserie en sirotant du thé, les yeux dans le vague, quand une jeune femme s’approcha de moi.
- Monsieur, c’est bien vous qui écrivez des chroniques dans Le360?
J’avalai le reste de ma ghriyba et regardai l’autre étrangère qui venait de m’aborder.
- Pour vous servir, madame -ou mademoiselle?
- Mademoiselle. Justement, c’est de cela qu’il s’agit.
- D’une question d’état civil?
- Allons nous rencoigner dans l’obscurité, là-bas, pour échapper à la foule -et je vous raconterai une histoire digne de celles que vous pondez chaque mercredi.
- Let’s go.
Et voici ce que me raconta la donzelle.
«Je suis doctorante à l’université de Casablanca. Un de mes collègues -je suis sûr que vous allez le nommer Abdelmoula quand vous raconterez mon histoire -n’a pas cessé de me faire œil de velours depuis la rentrée. «Lalla Hiba», par ci, «lalla Hiba» par là… Et des compliments sur mon physique, mon sérieux -qu’est-ce qu’il en sait?-, mon intelligence… Et puis, vendredi dernier, il a déposé sa demande, en déroulant d’abord son CV, comme s’il postulait à un emploi: bachelier sciences maths mention bien, ingénieur d’État, aujourd’hui enseignant-chercheur à l’université, etc. T’barkallah. Et alors?
- Et alors, me dit-il, je veux compléter ma religion, comme on dit; je veux t’épouser.
Avant même que je sois revenue de ma surprise et que je puisse commencer à imaginer des raisons d’envoyer bouler l’impudent -qui était laid comme un pou-, il ajouta:
- Mais attention! Je te préviens honnêtement: un homme ne peut se satisfaire d’une seule femme. Il lui en faut d’autres.
Estomaquée, j’eus la force de rétorquer:
- Attends, je ne comprends pas… Tu me demandes en mariage et tu m’annonces d’avance que tu auras une autre épouse?
- Une autre et peut-être plus: notre chra’ nous en accorde quatre.
Ébahie, je regardai avec attention l’étrange Roméo romantique que le destin m’envoyait. Et je m’aperçus qu’il parlait sérieusement. Il me déroula son argumentaire comme on démontre un théorème de géométrie:
- Les hommes ont plus de besoins que les femmes, qui ne sont d’ailleurs disponibles qu’à leurs heures, d’où la nécessité de la polygamie; et il faut de la variation, dans la vie, sinon on sombre dans la monotonie (al-malal); et puisque tu me partageras avec d’autres femmes, cela créera une saine émulation entre vous et vous resterez sur le qui-vive (fayqâte), attentives à mes moindres désirs; et puis, tu pourras aller voir tes parents quand tu voudras puisque je ne manquerai de rien pendant ton absence; et…
Je l’interrompis:
- Attends, attends, j’ai juste une question. Une seule.
- Oui, chérie?
- Je voudrais juste m’assurer d’une chose. Es-tu l’homme le plus stupide de la Création ou as-tu des frères encore plus cons (m’kelkhine) que toi?
Il resta coi, la bouche ouverte, ne sachant que répondre.
- Crois-tu vraiment que c’est comme ça qu’on demande en mariage une femme éduquée, pas sotte et indépendante financièrement?
Et je lui tournai le dos, partagée entre l’hilarité et la colère.»
Dans ce beau salon du Sofitel, je repris une ghriyba, stupéfait. Je ne pouvais croire que des types aussi obtus, diplômés mais ineptes, cadres supérieurs mais d’intelligence inférieure, pussent exister. Hiba disait-elle la vérité?
Elle me jura sur ce qu’elle avait de plus sacré que oui. Et elle me fit promettre de narrer sa mésaventure dans les augustes colonnes de ce journal, pour alerter sur le degré de bêtise bigote qu’ont atteint certains de nos compatriotes.
Dont acte.