Récemment, j’ai voyagé jusqu’à Tanger pour me rendre à un enterrement de famille. Avec les gens venus pour rendre un dernier hommage et prier pour l’âme du défunt, j’ai fini le chemin à pied vers le cimetière musulman, après que les voitures eurent été stoppées net par l’absence de route menant jusqu’aux tombes des morts.
Comme la pluie était tombée toute la nuit précédente, il y avait quelque deux cents mètres de boue et de flaques d’eau à parcourir, au son des versets coraniques qui accompagnaient la dépouille jusqu’à sa demeure ultime.
Nous sommes dans le nouveau cimetière Al Moudjahidine, une annexe foncière dénichée à la va-vite, et sans soin, jouxtant le cimetière historique de la cité qui affiche comble depuis quelques mois.
Un parcage pour loger les dépouilles, les unes à la suite des autres, séparées d’environ cinquante centimètres à peine, comme dans une boîte de sardines.
Si bien qu’il est impossible de progresser sans marcher sur les morts. Il faut fouler des pieds les autres tombes, grimper sur les piédestaux, enjamber les sépulcres pour atteindre la fosse convoitée. Une multitude d’hommes encensés par le Coran, diffusé par les voix criardes, honorent d’hommages excessifs et comblent de louanges le corps inerte qui doit nous observer du ciel en pouffant sans se retenir.
Non loin, des hommes d’âge respectable rivalisent d’ingéniosité pour éviter les pièges du cimetière. Ils contournent tant bien que mal les barbotières et demandent l’aide des badauds pour se hisser sur les pierres tombales.
Mes babouches jaunes sont à présent grises, ma djellaba blanche pleine de taches de vase, comme si j’avais traversé un marécage.
Un semblant de bagarre s’enclenche dans les premiers rangs de la procession. Il y a des fossoyeurs indésirables, des vendeurs d’eau et de plantes suspectes, des psalmodieurs de sourates dont certains semblent aveugles ou le simulent. Ils se chamaillent allègrement pour être de l’équipée. Ils donnent l’air d’être affligés pour le défunt pour soutirer quelque bakchich. Celui-ci est trimbalé bon gré mal gré jusqu’à la fosse.
Je reste derrière la cohorte, essayant de communier avec le mort. Je prie dans mon coeur, et me remémore des instants fugaces partagés pendant des décennies avec lui.
Or, je remarque, étonné, que la nouvelle annexe du cimetière Al Moudjahidine a élu domicile sur un terrain foncier qui devait échoir, avant sa réquisition, à un projet de résidences. Me soulevant un peu sur un monticule de pierres, je découvre que la première rangée des tombes commence à... trois mètres des murs d’un immeuble, dont les fenêtres et les balcons donnent directement sur les tombeaux.
Les habitants qui ont acquis des appartements dans ces immeubles vivent désormais au rythme des files d’enterrements. Quand vient la nuit, les lieux deviennent le repaire de voyous de toute sorte, qui s’alcoolisent sur les tombes, et doivent trinquer pour l’âme des morts du cimetière.
La nécropole Al Moudjahidine est située dans la vieille montagne, appelée Rmilat. C’est le quartier le plus cher de la ville. En face du cimetière, séparées d’une route large d’à peine six mètres, des villas luxueuses font face au mépris urbain qui les gratifie d’une vue imprenable sur le site mortuaire. Il n’y a ni mur ni haie naturelle pour les séparer du macabre. À un kilomètre de là sont érigés le Palais royal, les pavillons des happy few et surtout les palais saoudiens et koweïtiens de Tanger.
Non loin aussi se trouve le célèbre cimetière canin européen, bien protégé par une clôture qui évite toute profanation des lieux, et où les chiens sont enterrés au milieu d’un jardin de fleurs bien entretenu et d’arbres inspirants.
Après l’enterrement, en fin de journée, je reprends la route vers Casablanca. Loin du bruit, je suis seul, dans la voiture, avec des réflexions mitigées qui se bousculent dans mon esprit.
Que valent nos morts? Si peu... Les cimetières marocains sont les parents pauvres des communes et des mairies. Aucune vision ni anticipation. Impression terrible que la ville urbaine est pensée seulement pour les vivants. Comme si ces derniers n’allaient point périr un jour et devoir être dérobés de la surface de la Terre.
On vit, on meurt, et quand les cimetières des villes, qui comptent parfois plusieurs millions d’habitants, affichent complet, les responsables se réveillent un jour, toujours en retard, après moult esclandres. Ils ont refoulé jusque-là le fait qu’il fallait doter très tôt, sur les plans urbains, les cités d’espaces mortuaires équivalant à la démographie marocaine.
Et un diktat autoritaire, une réquisition du wali ou du ministère de l’Intérieur s’ensuivent. Cela frappe sans prévenir, comme dans un État bananier où l’on ne voit pas plus loin que le bout de son nez. Les autorités décident, comme ça, de spolier des propriétaires fonciers de lots de terrains, souvent destinés à l’habitat, en échange de la même superficie reléguée dans des zones reculées, en dehors des villes, qui n’ont plus la même valeur et ne serviront sans doute jamais pour les projets escomptés par les promoteurs immobiliers. On invoque l’intérêt suprême de la Nation, alors qu’il s’agit en réalité de petitesse de vue dans les administrations communales gérées par des personnes peu instruites qui plongent les espaces publics du Royaume dans la médiocrité et le chaos.
C’est ce qui est arrivé au cimetière Al Moudjahidine, ou des familles ont été dépouillées de leurs biens fonciers.
Des cimetières laids où personne n’a envie de finir, où l’on jette les corps pêle-mêle, on s’en débarrasse précipitamment, car la métaphysique nous fait peur; des zones d’outre-tombe dénuées de sentiers pour marcher dignement, sans encadrement esthétique, sans verdure ou arbres fleuris, sans éclairage en fin de journée, laissées entre les mains d’un conservateur qui fait la pluie et le beau temps dans son terrain de chasse. Avons-nous si peu de place dans nos cœurs rêches pour les défunts?
Je passe quelques appels à des amis journalistes. J’apprends qu’il existe près de 1.250 cimetières dans le Royaume. Bien des scandales, me dit-on, ont émaillé la tranquillité des morts. Certains vieux cimetières saturés de tombes sont abandonnés par les autorités depuis des années, sans gardiennage ni entretien, au bon vouloir de plantes, de taupes et autres bêtes effrayantes, et d’une faune humaine qui vit la nuit.
À Casablanca, le cimetière sert même d’adresse pour la délivrance de la carte d’identité nationale. Dix-sept familles, certaines comptant cinq ou six enfants, et des sans domicile fixe soudoyant ces dernières, ont pu, il y a dix ans, fournir à la police une adresse correspondant au «203, route Ouled Ziane», qui n’est autre que le cimetière local! Sur certains sites, des bidonvilles funèbres en zinc ont été bâtis à la hâte, avec des gosses qui jouent à longueur de journée parmi les tombes délaissées, au milieu de détritus et de couleuvres. Les cimetières servent de lieu de vie à des familles sans ressource. Qui a envie de vivre parmi les morts?
On me relate aussi l’histoire de ce conservateur de cimetière, qui meurt et laisse femme et enfants dans une baraque en dur, faisant office de lieu de préparation et de lavement des dépouilles avant la mise en terre. Horreur!
Nombreux sont les citoyens qui ont cessé d’aller se recueillir sur les tombes de leurs proches à cause du délabrement des lieux funéraires. Déchets, mauvaises herbes, bouteilles de spiritueux accueillent les visiteurs venus prier pour l’âme d’êtres chers.
Un plan de réhabilitation a été lancé en 2015 par le ministère de l’Intérieur, doté de 700 millions de dirhams, mais aucune amélioration n’est constatée.
Faut-il déléguer la gestion des lieux à des entreprises privées? Peut-être! Les communes sont officiellement responsables des cimetières (loi organique 113-14: «la commune doit créer et entretenir les cimetières», précise le texte), mais les mairies, le ministère des Habous et celui de la Culture sont tous muets en la matière. Le mort ne rapporte aucun sou, aucunes taxe ni redevance à la ville.
Il n’existe au Maroc, me dit-on encore, aucun règlement spécifique pour la gestion des cimetières.
Pourtant, ailleurs, dans d’autres pays civilisés, les nécropoles ne sont point des lieux de l’oubli. Il suffit de voyager pour s’en rendre compte, ou de voir des scènes d’enterrement dans les films et séries.
Enfin, un souvenir personnel: étudiant universitaire à Paris, je partageais un appartement, avenue Philippe-Auguste, dans le 10ème, avec mon ami d’enfance Oussama Ouassini devenu aujourd’hui un grand économiste. C’était, pour l’anecdote, un appartement loué par le kabyle et leader de l’indépendance algérienne Hocine Aït Ahmed. Chaque mois, son fils passait récupérer le loyer. À deux rues de là s’élevait le cimetière du Père-Lachaise, si beau, si attrayant. Il reflétait l’amour que les vivants conservaient de leurs morts. Il donnait envie de se promener dans ses allées, de s’asseoir sur ses bancs, pour méditer. Bien des gens y passaient leur temps libre, poussés par cet environnement généreux et humain.
Où sont nos cimetières marocains du 19ème ou du 18ème siècle? Où sont les tombes des hommes et des femmes qui nous ont précédés dans le Royaume? Notre mémoire est courte... J’aime à croire qu’une civilisation se mesure aussi à travers le sort qu’elle réserve à ses morts.
J’arrive, la nuit, à Casablanca, le coeur serré, avec la crainte de mourir un jour et d’être enterré dans une sinistre décharge.