Interdiction de fumer dans les lieux publics: l’autre (aberrante) exception marocaine

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Le Maroc est doté d’une loi qui interdit de fumer dans les lieux publics depuis bientôt deux décennies. Mais celle-ci n’a jamais été appliquée. Genèse d’un ratage monumental et qui dure.

Le 09/01/2020 à 12h54

La dernière chronique de Fouad Laroui, publiée dans Le360, a plus d’un mérite. Et le moindre de ses mérites est d’attirer l’attention sur une loi interdisant de fumer dans les lieux publics, datant de près de deux décennies, qui n’est toujours pas entrée en application. Pour comprendre cette aberration, qui nuit gravement à la santé des habitants, il faut remonter à un passé très lointain.

Nous sommes en 1991. Dans le monde entier, l’opinion publique devient de plus en plus sensibilisée aux dégâts qu'engendre le tabagisme. Et tout particulièrement le tabagisme passif. Il devint alors de plus en plus difficile, voire impossible, d’en «griller une» dans les lieux publics. Le Maroc épouse cette tendance, et une loi dans cette veine est adoptée, même si les sanctions prévues relèvent plutôt de l’ordre du symbolique: de 10 à 50 dirhams d'amende pour celui qui fume dans un lieu public. Cette loi (15-91) interdit aussi la publicité pour le tabac.

On y va à reculonsAdoptée en 1991, cette loi ne sera pourtant promulguée qu’en août 1995, soit quatre ans plus tard. Et sans «accompagnement». Comprenez: sans ses décrets d’application, pris par voie réglementaire, pour que cette loi ne reste pas lettre morte. Et depuis, rien.

«A l’époque, l’Etat préparait la privatisation de la Régie des Tabacs et il ne voulait pas effaroucher les éventuels investisseurs étrangers», explique ce connaisseur du secteur. L’opération est bouclée en juin 2003. Altadis débourse plus de 14 milliards de dirhams pour prendre 80% de la Régie des Tabacs. Fathallah Oualalou, à l’époque argentier du royaume, est aux anges. Et quoi d’autre? Encore rien. Le gouvernement préfère carrément regarder ailleurs et oublie cette affaire pour de bon.

«Les autorités publiques tâtonnent et estiment que la tâche n’est pas aisée. Il faut bien désigner la ou les parties qui vont appliquer la loi, celles chargées de verbaliser, celles qui vont percevoir les amendes et selon quelles procédures», affirme une source qui connaît ce dossier de près. Difficile, donc, mais pas impossible, puisque d’autres pays ont bien réussi à le faire. Et que certains organismes et établissements publics nationaux ont pris l’initiative de décréter que leurs locaux étaient des zones non-fumeur, à l'instar de l’ONCF. 

Des parlementaires et des lobbiesFace à l’inertie du gouvernement, des parlementaires ont pris le relais pour ressusciter la loi 15-91. C’est surtout le cas du groupe socialiste (USFP) à la deuxième chambre qui a déposé une proposition de loi qui «se meurt» dans les tiroirs depuis des années, malgré son adoption. Cette proposition de loi prévoit des amendes allant de 500 à 1.000 dirhams pour les contrevenants.

«A chaque fois, le gouvernement nous dit qu’il y a déjà une loi qu’il va appliquer et qu’il n’y a pas besoin d’en adopter une autre», affirme un membre de la Chambre des représentants. Des parlementaires, de tous bords, accusent le lobby du tabac de tout bloquer. En 2014, Abdellah Bouanou, député et dirigeant du PJD, accuse ce lobby d’avoir versé un pot-de-vin de 20 millions de dirhams à trois parlementaires pour qu’ils introduisent des amendements allégeant la charge fiscale sur le secteur. C’était en séance plénière lors de l’examen du PLF 2015 et personne n’a bougé le petit doigt, ni le bureau de la chambre, ni la justice.

Aux dernières nouvelles, c’est le ministère de la Santé qui doit se charger d’élaborer les décrets d’application. De toutes les manières, c’est ce qu’avait déclaré, en janvier 2019, Mustapha El Khalfi, à cette époque ministre chargé des Relations avec le Parlement et porte-parole du gouvernement. Cela fait donc un an qu’on attend. Et au ministère de la Santé, on refuse de répondre à nos questions sur le sujet. Tout simplement.

Entre fiscalité et problème culturelLes autorités ne veulent-elles pas appliquer la loi pour préserver les recettes fiscales que génère le secteur des tabacs? C’est l’une des réponses possibles, quand on sait que la seule TIC (Taxe intérieure de consommation) appliquée au tabac rapporte au budget général plus de 10 milliards de dirhams par an.

«Les gouvernements successifs sont tous responsables de cet état de fait. Et l’argument fiscal nous entraîne dans de faux calculs. On récupère des taxes, mais on paie bien plus. Il est question là de santé publique», explique Allal Amraoui, député istiqlalien et médecin (il a été l'ex-patron du CHU de Fès), qui ajoute, en outre, qu’il y a beaucoup de non-dits dans cette affaire.

Interrogé par Le360, un haut cadre d’un opérateur de la place rejette les accusations contre les «lobbies» du tabac. «Les autorités ne savent pas comment s’y prendre. Elles craignent de voir plusieurs activités s’effondrer. N’oublions pas, par exemple, que le Marocain va au café pour fumer», explique cet interlocuteur. Soit alors, mais les Marocains qui vont au café pour fumer s’assoient généralement en terrasse, où fumer n’est pas interdit. Compte tenu du nombre de jours ensoleillés au Maroc, les cafés ne devraient pas perdre leurs clients fumeurs.

Vieille de deux décennies, même la (présumée) loi 15-91 devient obsolète et certaines voix appellent désormais à tout remettre à plat, parce que les habitudes de consommation ont changé, et ont suivi l’évolution de l’industrie des «marchands de cancer». Aujourd’hui, les Marocains et les Marocaines ne se limitent plus qu’à la cigartte. La chicha s’est désormais invitée dans le paysage, comme la cigarette électronique et, dernière trouvaille, la IQOS qu’un cigarettier présente comme «la meilleure alternative à la cigarette»…

La meilleure alternative reste toutefois celle d’une loi ferme et intransigeante qui interdit le fait de fumer des cigarettes, ainsi que toute forme de vapotage, dans l'espace public. Avec des mécanismes adéquats pour la rendre concrète et contraignante pour tous. L’autre meilleure alternative (la vraie) reste évidemment celle de jeter ce mégot, une fois pour toutes.

Par Mohammed Boudarham
Le 09/01/2020 à 12h54