Grâce pour Bouachrine, Raissouni et Radi: pour l’AMDV, la page n’est pas encore tournée

Les avocates Aïcha Guellaâ et Fatima Zohra Chaoui, respectivement présidente et vice-présidente de L’Association marocaine de défense des droits des victimes (AMDV). (S. Bouchrit / Le360)

EntretienLa grâce royale accordée aux journalistes Taoufik Bouachrine, Souleimane Raissouni et Omar Radi a suscité des satisfactions, mais aussi des réserves. L’Association marocaine de défense des droits des victimes (AMDV) participe au débat en apportant de précieux éclaircissements. Entretien avec ses deux premières responsables, Me Aïcha Guellaâ et Fatima Zohra Chaoui.

Le 05/08/2024 à 12h28

Depuis la soirée du 29 juillet, Taoufik Bouachrine, Souleimane Raissouni et Omar Radi sont libres. Une grâce royale a mis fin à leur détention, alors qu’ils avaient encore de longues années de prison à effectuer. Dès le lendemain, l’Association marocaine de défense des droits des victimes (AMDV) a réagi en apportant diverses précisions, rappelant les fondements de la législation nationale. Des précisions que détaillent, dans un entretien croisé avec Le360, les avocates Aïcha Guellaâ et Fatima Zohra Chaoui, respectivement présidente et vice-présidente de l’association.

D’emblée, Me Aïcha Guellaâ tient à rappeler que la grâce royale accordée aux trois journalistes ne les innocente en aucune façon, chacun en ce qui le concerne, des crimes de viols et de traite des êtres humains pour lesquels ils ont été condamnés. «Cela fait partie des prérogatives du Roi et nous avons salué cette grâce, mais la loi est claire dans ce sens, et il faut cesser les amalgames», explique l’avocate, précisant que ladite grâce a bénéficié aux trois journalistes au même titre qu’à 2.473 autres détenus de droit commun.

Me Fatima Zohra Chaoui s’étonne pour sa part que nombre d’observateurs se soient focalisés sur les trois journalistes, allant jusqu’à parler d’«ouverture politique». «À ma connaissance, nous ne vivions pas de crise politique pour qu’on parle d’ouverture politique, simplement parce que trois journalistes poursuivis pour des crimes de droit commun ont été remis en liberté», fait-elle remarquer.

Réparation et réhabilitation

Pour les deux dirigeantes de l’AMDV, il ne faut pas oublier les victimes qui vivent un nouveau cauchemar, et qui, après ces libérations, ont droit à des excuses publiques, que l’un des trois journalistes condamnés avait d’ailleurs présentées dès sa sortie de prison.

Les deux avocates rappellent aussi que de grands responsables politiques avaient agi de la même manière. Me Guellaâ cite notamment les exemples de l’ancien président américain, Bill Clinton, et de l’ex-patron du Fonds monétaire international, Dominique Strauss-Kahn. «À l’époque, personne n’avait affirmé que Dominique Strauss-Kahn, candidat à la présidentielle française, avait fait les frais d’un complot ourdi par son rival Nicolas Sarkozy!», lance-t-elle.

Outre les excuses publiques, l’AMDV réclame que justice soit rendue aux victimes sur le volet des dédommagements de la partie civile. Car, rappelle encore l’association, la grâce royale ne dispense pas cette obligation de dédommagement, et dont le montant est de 3 millions de dirhams pour les 6 victimes d’un des trois journalistes.

«Pour diverses raisons, il a été impossible de faire exécuter ce volet des jugements. À ce jour, les victimes n’ont pas perçu le moindre dirham», regrette Me Chaoui. Et pour cause, l’un des trois journalistes avait, lors de son incarcération, transféré la propriété de tous ses biens et avoirs aux membres de sa famille, et la partie civile a été dans l’incapacité de saisir les comptes bancaires des deux autres. Mais la procédure est claire: les dédommagements doivent être versés, faute de quoi la justice devrait recourir à d’autres démarches comme la contrainte par corps.

Stigmatisation et dissuasion

Les deux responsables de l’AMDV pointent un autre fait grave: la stigmatisation des victimes. «Quand plusieurs personnes, complices de l’homme d’affaires Jacques Bouthier, ont été condamnées par la Cour d’appel de Tanger à un total de 36 années de prison, personne en France ne s’est solidarisé avec eux ni remis en cause le verdict de la justice marocaine», affirme Me Guellaâ, qui avait également défendu les victimes de l’homme d’affaires français. «Bizarrement, au Maroc, certaines voix ont écumé les réseaux sociaux pour stigmatiser les victimes. C’est surréaliste», ajoute l’avocate, rappelant que les victimes de Taoufik Bouachrine, Souleimane Raissouni et Omar Radi avaient subi le même sort.

Cette stigmatisation a et aura des portées très graves. «C’est tout simplement une manière de dissuader toute victime de dénoncer son ou ses violeurs», se désole Me Chaoui. «Une victime d’un des journalistes graciés a été traînée dans la boue. N’oublions pas qu’elle est décédée en donnant naissance à un enfant qu’elle n’a pas pu voir, ne serait-ce qu’une minute!», s’emporte Me Guellaâ, dans une allusion claire à Asmaa Hallaoui, l’une des victimes de Taoufik Bouachrine.

«Comment peut-on avoir l’esprit tranquille et se réjouir de retrouver femme et enfants avec un tel poids sur la conscience?», conclut l’avocate casablancaise.

Par Mohammed Boudarham, Khalil Essalek et Said Bouchrit
Le 05/08/2024 à 12h28