Fès: l’effondrement de trop ou quand les failles du bâti coûtent des vies

Deux immeubles se sont effondrés dans la nuit du 9 au 10 décembre 2025 à Bensouda, à Fès. (Y.Jaoual/Le360)

À Fès, l’effondrement de deux immeubles a emporté 22 vies et blessé 16 personnes. Un drame annoncé, selon les habitants, qui met à nu les fragilités d’un modèle de construction miné par les contournements de la loi et l’insuffisance du contrôle sur le terrain.

Le 14/12/2025 à 14h37

Nuit du 9 au 10 décembre 2025, 23h20 précises, quartier Al-Massira, zone Bensouda. Deux immeubles mitoyens de quatre étages, construits en 2006, s’effondrent en quelques secondes. Vingt-deux morts, seize blessés évacués vers le CHU de Fès. L’un des bâtiments était vide, l’autre accueillait une cérémonie de baptême. L’enquête judiciaire est ouverte immédiatement.

Des investigations administratives et une expertise technique ont également été lancées, confiées à un bureau d’études spécialisé. L’objectif est de recueillir toutes les données liées à l’incident, d’identifier les causes techniques sous-jacentes à l’effondrement des deux immeubles et de mettre en lumière toutes les irrégularités procédurales qui auraient pu entacher les démarches légales et les normes réglementaires en vigueur dans le domaine de l’urbanisme et de la construction, apprend-on d’un communiqué des autorités locales. Sur place, les habitants répètent la même chose: «La faute à la qualité du bâti et au non-respect de la loi».

Dans ce quartier de relogement construit il y a près de vingt ans, ce drame n’étonne guère ceux qui vivent à proximité. Depuis des mois, ils côtoient fissures béantes et bruits menaçants. Certains ont même continué d’habiter ces bâtiments fragilisés malgré plusieurs avis d’évacuation les avertissant clairement du danger, nous ont confié plusieurs habitants au lendemain de l’effondrement.

(Y. Jaoual/Le360)

Chakib Benabdellah, président de l’Ordre national des architectes, connaît ces histoires par cœur. Il explique ce qui arrive trop souvent. Selon lui, de nombreux propriétaires respectent les règles lors de la phase initiale de construction et obtiennent légalement leur permis d’habiter. Ce n’est qu’après l’achèvement du bâtiment et l’obtention des branchements en eau et en électricité que des étages supplémentaires sont ajoutés, en dehors de tout cadre réglementaire.

À ce stade, précise-t-il, le problème ne relève plus de l’autorisation administrative mais du contrôle effectif sur le terrain. Il rappelle qu’auparavant, la détection de ces infractions reposait de manière limitée sur les communes ou certaines autorités locales. La création récente d’une police de la construction constitue, selon lui, une avancée importante.

Ces brigades sillonnent désormais les villes, repèrent les surélévations illégales, dressent des procès-verbaux et ordonnent des démolitions. C’est ainsi que l’on voit soudain des immeubles entiers rasés. Le message est on ne peut plus clair: infraction égale démolition. Mais le pays est vaste et le retard accumulé sur plusieurs décennies est colossal. Résultat: impossible de tout rattraper en quelques mois.

Sur le papier, pourtant, la procédure légale est quasiment irréprochable. Chakib Benabdellah la détaille étape par étape. Tout commence chez l’architecte. Le propriétaire ou le promoteur lui confie le projet. L’architecte monte un dossier complet (pièces administratives, contrat, cahier de chantier, plans détaillés, calculs de structure, étude parasismique). Ce dossier est déposé sur la plateforme nationale Rokhas.

La plateforme attribue un rendez-vous. Une commission regroupant la préfecture, l’agence urbaine, la commune, la protection civile, l’ONEE et les autres services examine chaque projet. Tout est scruté: hauteur autorisée, recul, sécurité incendie, réseaux, résistance aux séismes. Si tout passe, l’autorisation de construire tombe, les taxes sont payées en ligne, les travaux peuvent démarrer. L’architecte suit le chantier et, à la fin, signe un certificat de conformité. Sur cette base uniquement, la commune délivre le permis d’habiter, qui permet les branchements définitifs et la mise à jour du titre foncier.

Jusqu’ici tout va bien. Sauf que, comme le reconnaît Chakib Benabdellah lui-même, l’architecte n’est pas un gardien de chantier présent sept jours sur sept. Quand une dalle est coulée, personne ne va la casser après pour vérifier si le ferraillage est bien celui prévu ou si le béton est à la bonne dose. Et dans les quartiers populaires ou les lotissements économiques, la combine est connue de tous. On construit exactement ce qui est autorisé, on décroche le permis d’habiter, on attend que les compteurs soient posés, puis on monte les étages supplémentaires. Game over.

Construire moins cher, au prix de la solidité

C’est particulièrement le cas dans l’auto-construction, où les familles modestes confient leur terrain à un promoteur contre un ou deux appartements. Chakib Benabdellah l’explique sans détour. Certains promoteurs cherchent à rentabiliser l’opération au maximum. C’est ainsi qu’ils rognent sur le ferraillage, ils diluent le béton... Et c’est là que naissent les bâtiments fragiles qui finissent par s’écrouler.

«Ces pratiques, comme expliqué précédemment, souvent motivées par la recherche de profit maximal chez les promoteurs ou le manque de moyens chez les particuliers, compromettent la solidité des structures et exposent les habitants à des risques majeurs», déplore-t-il.

Selma Zerhouni, architecte, insiste sur un autre coupable, à savoir la réglementation elle-même. «Les règles actuelles ne sont pas toujours adaptées», affirme-t-elle.

La réglementation en vigueur date essentiellement de l’époque coloniale, des années 1950-1960, avec quelques mises à jour. Or les modes de vie, les densités et les besoins ont énormément évolué depuis. Pour l’architecte, il s’agit d’une responsabilité partagée. «Les textes ne sont pas toujours réalistes, le contrôle est insuffisant, et les promoteurs cherchent avant tout la rentabilité», note-t-elle.

Du côté des constructeurs, la réalité du terrain est tout aussi crue. Plusieurs professionnels du bâtiment évoquent des exigences de plus en plus pressantes de la part des clients, souvent confrontés à des contraintes financières importantes. «Les acquéreurs veulent des logements plus grands, plus hauts, parfois extensibles dans le temps, mais à des prix très bas. Ils comptent sur la possibilité d’ajouter un étage plus tard pour loger les enfants ou générer un revenu», explique un entrepreneur du secteur.

Dans ce contexte, les marges sont extrêmement réduites, en particulier dans l’habitat économique et l’auto-construction. «Entre le coût du foncier, des matériaux, de la main-d’œuvre, des études techniques et des taxes, il reste très peu de marge. Certains chantiers sont à l’équilibre, d’autres à perte», reconnaît-il.

Cette pression financière permanente peut conduire certains acteurs à faire des choix dangereux. «Quand le client insiste pour réduire les coûts et que le contrôle sur le terrain est faible, certains finissent par céder, en utilisant des matériaux de moindre qualité ou en limitant certaines prestations essentielles», dit-il.

Ces choix, dictés par la pression économique et l’insuffisance du contrôle, posent une question plus large, celle du droit des citoyens à vivre dans des logements sûrs. Une question que le Conseil national des droits de l’Homme (CNDH) place aujourd’hui au cœur du débat.

Le CNDH rappelle dans un communiqué que le droit à un logement décent est indissociable du droit à la sécurité. Un logement ne peut se limiter à offrir un abri, il doit garantir la protection de celles et ceux qui y vivent, leur épargner la peur de l’effondrement et leur assurer des conditions de vie dignes.

(Y. Jaoual/Le360)

Constatant la répétition de drames similaires dans plusieurs villes du Royaume, l’institution alerte sur une situation qui ne relève plus de l’exception. Ces effondrements successifs sont des preuves des défaillances persistantes dans la prévention et le contrôle du bâti. Ils appellent, selon le Conseil, à une politique fondée sur l’anticipation, un suivi régulier des constructions et des mécanismes d’alerte capables d’agir avant l’irréparable.

Le Conseil insiste enfin sur l’urgence d’agir en amont: sécuriser les immeubles fragilisés, réhabiliter les quartiers menacés, faire respecter les règles d’urbanisme. Autant de mesures nécessaires pour que des fissures connues et des alertes répétées ne continuent plus de se transformer en tragédies humaines.

À force de considérer l’illégal comme tolérable et le risque comme abstrait, la catastrophe devient inévitable. À Fès, elle a frappé en pleine nuit, au cœur d’une fête familiale. Ce drame n’avait rien d’imprévisible. La question n’est plus de savoir ce qui s’est passé. Mais de déterminer ce qui changera vraiment après.

Par Hajar Kharroubi
Le 14/12/2025 à 14h37