Chakib Guessous est l’une des rares voix marocaines à faire dialoguer les sciences médicales et sociales avec autant de justesse. Depuis plusieurs décennies, le socio-anthropologue explore les marges de la société, interroge les inégalités et met en exergue les silences collectifs. Dans son dernier ouvrage, «Survivre… enfants et jeunes de la rue», il s’attache à comprendre la vie de ces jeunes que l’on croise sans voir. Une enquête choc qui restitue des récits personnels, des luttes pour exister et une quête avide de dignité dans une société qui les rejette.
Chakib Guessous poursuit son travail de dévoilement des réalités sociales marginalisées, captant le portrait d’enfants fragilisés, mais tenaces, souvent réduits à des clichés ou à des statistiques. À travers des analyses et des témoignages, il interroge le phénomène devenu un fléau. À l’occasion de cette publication, Le360 a rencontré l’auteur de l’enquête pour mieux comprendre ses hypothèses sur l’exclusion sociale et partager l’urgence d’un regard plus humain sur ces jeunes en errance.
Le360: pourquoi vous êtes-vous intéressé au phénomène des enfants et jeunes de la rue au Maroc?
Chakib Guessous: on m’a proposé de travailler sur les Marocains qui dormaient dans les rues, en Italie, dans les années 1990. J’ai été, pendant deux ans, consultant pour un programme de l’Union européenne. Je partais près d’une semaine par mois à Turin pour étudier, observer et faire des propositions. À partir de là, j’étais familier avec la thématique des enfants et jeunes qui dorment dans la rue. Depuis 2006, j’ai trois objectifs au Maroc: prendre en charge les enfants de la rue, les réinsérer au niveau de la société, ou au niveau de leur famille, lorsque c’est possible, et produire de la connaissance.
Votre livre s’appuie sur un travail de terrain approfondi. Pouvez-vous nous en dire plus sur la méthodologie adoptée?
À Casablanca, la première méthode utilisée, c’est l’entretien. Des entretiens qui durent deux heures permettent de comprendre la personne qui est en face. Quand on sait comment poser des questions et comment contourner les fausses réponses, on arrive à obtenir beaucoup d’informations. À chaque fois que nous avons reçu un enfant ou un jeune de la rue, nous avons également ouvert un dossier semblable aux dossiers médicaux, avec la tenue d’entretiens réguliers par un travailleur social.
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Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans les récits de ces jeunes?
Ce qui m’a le plus marqué durant mes recherches, c’est que ces jeunes ont quitté leur famille d’eux-mêmes. L’idée la plus répandue est qu’ils ont été abandonnés par leur famille, mais ce n’est pas la raison principale. C’est vrai que les familles ont joué un rôle dans la décision des enfants, mais ces enfants ont pris la décision de volontairement quitter les leurs.
Quelles en sont les séquelles?
En quittant les leurs, et tout en ayant de la haine pour un certain nombre de personnes, ils continuent à avoir de l’attachement pour cette famille. Même s’ils n’ont pas vu ces personnes pendant des mois ou des années, ils continuent à souffrir de cette déchirure, de cette séparation. Et ça, les enfants le ressentent et c’est douloureux pour eux.
«Un enfant qui considère que son milieu est violent acceptera de recevoir de la violence»
Pouvez-vous partager un témoignage issu de ces entretiens?
C’est un des tout premiers jeunes que j’entretenais: il avait l’air d’être bien, il répondait parfaitement aux questions, il était propre. On avançait dans l’entretien et puis à un moment, il m’a avoué une chose terrible qui me hante toujours: «Quand la nuit tombe, les gens professent leur foi pour s’endormir. Moi, je prie et j’implore Dieu pour ne pas me réveiller.»
Comment ces enfants arrivent-ils à créer une forme d’identité et de communauté en dehors des cadres familiaux et institutionnels?
D’abord, il faut savoir que quand un enfant va à la rue, ce n’est pas de gaieté de cœur, il a toujours très peur de la rue. Donc il a besoin de se protéger et il le fait à travers une bande. Trouver une bande d’enfants qui accepte de le prendre, ce n’est pas évident. Elle ne le comptera comme un des siens seulement si elle considère qu’il est une valeur ajoutée et non pas une menace. C’est à l’intérieur de la bande que les identités naissent.
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Vous soulignez leur résilience face à l’adversité. Comment cette qualité se manifeste-t-elle concrètement?
La résilience se manifeste d’abord par le fait qu’ils arrivent à survivre et à manger dans la rue… peut-être pas à leur faim, peut-être pas de façon équilibrée, mais ils parviennent à manger. Au bout d’un certain temps, ils parviennent à avoir un «équilibre» qui n’en est pas vraiment un. Je m’explique: pour eux, c’est un équilibre entre le temps de sommeil, le fait de manger et la consommation de drogue. Ça leur permet, en réalité, d’oublier les difficultés qui les ont poussées à quitter leur famille, puisqu’ils sont presque tous dans la même situation.
Selon vous, quelles sont les principales raisons qui contribuent à cette exclusion sociale?
En réalité, c’est un trop plein de ce que moi j’explique comme des précarités. C’est des souffrances, c’est des situations que les enfants n’arrivent pas à gérer. Mais les éléments qui sont les plus prégnants, ceux qui poussent le plus, ce sont les violences et les injustices au sein de la famille. Un enfant qui considère que son milieu est violent acceptera de recevoir de la violence. Par contre, qu’il en reçoive injustement, ça, il ne le pardonnera pas. Cette situation est courante quand, au sein d’une même famille, il y a des enfants de deux mères différentes. Quand un enfant se rend compte que les comportements de son père ne sont pas les mêmes pour deux enfants, l’un parce que sa maman est là, l’autre parce que sa maman est morte, c’est quelque chose que les enfants rejettent.
«Il faudrait sensibiliser les parents à la violence, qui n’est pas un moyen de communication»
Qu’en est-il des raisons externes au cadre familial?
La violence peut aussi s’exercer au sein de l’école. Un enseignant qui détruit psychologiquement un enfant le met à la disposition de toute la classe qui va commencer à se payer sa tête. Alors, là encore, la violence au sein de l’école peut pousser un enfant à partir, d’autant plus que, s’il abandonne l’école, il aura aussi droit à la violence de la famille.
Quelles seraient, à court terme, les mesures prioritaires pour éviter que ces jeunes ne se retrouvent à la rue?
D’abord, au niveau des écoles, il faut s’assurer qu’à chaque fois qu’un enfant va quitter l’école, on puisse le prendre en charge. Les statistiques l’ont montré, que ce soit au Maroc ou ailleurs, un enfant quitte l’école avant de se retrouver à la rue. Nous savons qu’un enfant, avant l’abandon scolaire, commence à s’absenter, commence à venir en retard, son comportement change, il devient violent, turbulent ou apathique, ses résultats diminuent et même son écriture change.
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Or, un enseignant qui côtoie l’enfant toute l’année, ne peut pas ne pas se rendre compte que cet enfant a changé. S’il s’en rend compte, il faut le signaler à un travailleur social de l’établissement scolaire, ce dernier pourra essayer de comprendre la situation et faire la prévention à la fois de la sortie de l’école et de la rue. Deuxièmement, il faudrait sensibiliser les parents à la violence, qui n’est pas un moyen de communication, et à l’injustice. Finalement, il faut aider les associations qui prennent en charge ces enfants. Ce sont des enfants, ce sont des jeunes, ce sont des Marocains, comme tous les autres, qui ont besoin d’être pris en charge par l’État.
Votre livre s’adresse-t-il avant tout aux pouvoirs publics, aux chercheurs, aux citoyens?
Ce livre répond à la fois à ces trois publics. D’abord, c’est un livre avec une logique, une démarche et des apports scientifiques. Tous les chercheurs peuvent y trouver ce qu’ils cherchent. Il est également grand public: les termes scientifiques et les raisonnements y sont expliqués en détail. Bien entendu, il est destiné également aux responsables.








