Pour comprendre cette faillite, il faut revenir à l’histoire, à des choix politiques précipités, à des pédagogies dépassées et à la relation problématique entre enseignants et élèves.
À l’indépendance, le Maroc hérite d’un système marqué par l’influence française: élitiste, inégalitaire, peu adapté aux réalités locales. Dès les premières années, une commission définit quatre principes fondateurs: généralisation, unification, marocanisation et arabisation. Ce dernier axe, légitime sur le plan identitaire, s’est révélé catastrophique sur le plan pratique.
Dans les années 1960-70, une décision ministérielle brutale impose l’arabisation de la quasi-totalité des matières. Professeurs et étudiants partent en vacances d’été, et à la rentrée, tout sera enseigné en arabe. Pas de manuels prêts, pas de formation, pas de vocabulaire scientifique adapté.
Résultat: enseignants et élèves déboussolés. À ce jour, des générations d’étudiants, notamment dans les disciplines scientifiques, sont handicapées dans leurs études supérieures où le français domine. L’arabisation, improvisée, a provoqué une rupture linguistique entre le secondaire, en arabe et le supérieur, en français. D’où des difficultés d’adaptation dans les filières scientifiques et techniques, débat encore vif aujourd’hui.
Depuis, plusieurs ministres se sont succédé avec de grandes promesses. Mais le diagnostic reste le même: programmes dépassés, classes surchargées, inégalités, enseignants démotivés et démotivants.
L’école rurale souffre particulièrement: manque de professeurs qualifiés, absentéisme chronique, infrastructures insuffisantes. Beaucoup d’enseignants rackettent les parents et favorisent les élèves dont les familles fournissent les denrées alimentaires.
Les programmes scolaires sont saturés, encyclopédiques, peu adaptés aux évolutions de la société. Ils étouffent l’éveil, la curiosité. La pédagogie repose encore sur la mémorisation, au détriment de la créativité, de l’imagination productive, de la réflexion critique, de l’esprit d’analyse. On forme des élèves capables de réciter des leçons, mais incapables d’argumenter, de produire ou d’innover.
Arrivés à l’université, beaucoup d’étudiants restent passifs, tétanisés à l’idée de prendre la parole, incapables de contredire un professeur ou de développer un avis personnel. On fabrique des générations fragiles face aux exigences d’un monde qui exige initiative et pensée critique.
«Le Maroc peut investir des milliards dans de nouvelles stratégies, mais si les enseignants ne changent pas leurs pratiques, s’ils ne sont pas formés continuellement, l’échec sera garanti.»
— Soumaya Naamane Guessous
La dignité des élèves est trop souvent écorchée: violence verbale, physique, psychologique, y compris dans plusieurs établissements privés. La relation aux enseignants est souvent basée sur la peur et non sur le respect mutuel.
Dès le primaire, au moment où la personnalité de l’enfant se construit, les élèves sont malmenés, humiliés, menacés. Souvent, le gardien de cour se tient avec un gourdin à la main. Les enfants passent leurs soirées à mémoriser leurs leçons; s’ils échouent à les réciter, ils s’exposent à la colère, aux insultes, au mépris.
En tant qu’enseignante, je crie haut et fort que la majorité des enseignants a une grande responsabilité dans la défaillance de l’enseignement. Leurs comportements ne les prédisposent pas à être des modèles. Plutôt qu’éduquer, ils écrasent des personnalités en devenir.
La hogra commence dans les écoles. Hogra, de l’arabe haqara, mépriser. Un sentiment d’humiliation, d’injustice… Être mahgour, c’est être lésé, écrasé...
Cette hogra, les jeunes la subissent dès leur plus jeune âge. Souvent, ils ne sont pas épargnés même dans les universités. Parole d’enseignante ayant 38 ans d’expérience! Ils en gardent haine et rancœur.
Certes, il serait injuste de généraliser: il existe des enseignants consciencieux et dévoués, mais minoritaires. Beaucoup considèrent le faible salaire comme une excuse à leur négligence. Oui, les salaires sont trop bas. Mais a-t-on le droit de détruire des générations parce qu’on est mal payé? C’est une faute morale grave.
Les professeurs auraient pu colmater les brèches d’un programme dépassé. Mais quand pédagogie archaïque, absence de formation continue et manque de motivation s’additionnent, le résultat est catastrophique.
En 2022, Benmoussa, ancien ministre de l’Éducation nationale, a annoncé que 77% des élèves du primaire peinent à lire un texte en arabe. Seuls 23% peuvent lire un texte de 80 mots en arabe avec fluidité. Pour le français, seuls 30% peuvent lire un texte de 15 mots. 13% peuvent réaliser une opération simple de division en mathématiques. Sans commentaire!
Réformer l’enseignement, ce n’est pas changer un manuel ou ajouter une matière. C’est adopter une pédagogie moderne, fondée sur l’éveil, la créativité et l’esprit critique. C’est aussi et surtout former en continu les enseignants, les accompagner et les évaluer. Interdire toute violence physique et verbale, instaurer une relation de respect et des mécanismes d’évaluation externe, incluant l’avis des élèves et des parents. Alléger les programmes pour privilégier compréhension, expérimentation et autonomie.
Avant, les inspecteurs faisaient le tour des établissements pour évaluer les enseignants. Pourquoi ces inspections ont-elles été supprimées? Les rares fois où elles sont faites, elles ne sont que de la poudre aux yeux, sans suite.
Aucune réforme ne peut réussir si les ressources humaines censées la porter ne suivent pas sa logique. Le Maroc peut investir des milliards dans de nouvelles stratégies, mais si les enseignants ne changent pas leurs pratiques, s’ils ne sont pas formés continuellement, l’échec sera garanti.





