Vous vous souvenez de Lucky Luke, ce sympathique cow-boy de bande dessinée qui a accompagné notre enfance? Il avait la réputation de «tirer plus vite que son ombre». Un amusant dessin de Morris montre Lucky Luke accomplir cet exploit que les lois de la physique prohibent.
J’ai pensé à ce dessin hier en recevant un message envoyé par quelqu’un– nommons-le Abdou– qui a commenté trop vite une phrase qu’il n’avait pas comprise. Et cette précipitation aurait pu me coûter cher. Sérieusement. Ce n’était pas du tout l’intention de Abdou, qui est intègre et sympathique– mais son commentaire était dangereux.
Voici de quoi il s’agit. Au cours de l’élaboration d’un questionnaire (publié sur France Info Culture le 17 août dernier), un journaliste m’avait demandé:
- Quelle est la question qui vous horripile?
Et j’avais répondu spontanément:
- La question ‘Croyez-vous en Dieu?’
Et voici le commentaire fautif de Abdou, le lendemain:
- En quoi la croyance en Allah vous horripile-t-elle?
J’ai donc dû lui répondre, de toute urgence, avant que l’erreur ne fasse tache d’huile:
- Attention! Vous me posez une question en m’attribuant au préalable une opinion que je n’ai pas exprimée. ‘La croyance en Allah m’horripile’, c’est quelque chose que je n’ai jamais dit. Tout d’abord, je n’utiliserais pas ces termes puisque ‘Allah’ signifie ‘Dieu’: il faut donc parler de ‘croyance en Dieu’. Ensuite, vous laissez entendre que cette croyance m’horripile; or je n’ai jamais rien dit de tel! La seule chose que je dis, depuis des décennies, est que tout ce qui relève de la métaphysique– et qui ne peut donc faire l’objet d’une expérimentation physique, dans le cadre des sciences naturelles– ne peut donner lieu qu’à des opinions personnelles; et puisque ce sont des opinions, il n’y a pas lieu d’en faire l’objet d’un débat.
«Voltaire disait: «Donnez-moi trois lignes de la main d’un homme et je le fais pendre.» C’est-à-dire qu’on peut toujours déformer ce qu’un homme écrit de façon à le rendre coupable d’un crime ou d’un blasphème.»
— Fouad Laroui
Il ne sert donc à rien de poser ce genre de question (‘Croyez-vous en Dieu?’) puisqu’elles ne peuvent faire l’objet d’un débat raisonné. On peut débattre de politique, d’économie, d’environnement, de football, de la meilleure façon d’élever les enfants, de la recette du risotto, des vaccins ou de la conquête de la Lune– mais débattre de questions métaphysiques n’a aucun sens. Ça ne mène à rien. On ne sait pas de quoi on parle. Ça n’aboutit jamais.
D’autre part, la foi est quelque chose de personnel, d’intime. Personne n’a le droit de se mêler de la foi– ou de l’absence de foi– de quelqu’un d’autre. La question ‘Croyez-vous en Dieu?’, en plus d’être une aporie, est également déplacée, intrusive, malséante.
Voltaire disait: «Donnez-moi trois lignes de la main d’un homme et je le fais pendre.» C’est-à-dire qu’on peut toujours déformer ce qu’un homme écrit de façon à le rendre coupable d’un crime ou d’un blasphème.
Mais il y a une différence énorme entre notre siècle et le 18ème de Voltaire: à l’époque, il était difficile d’avoir trois lignes de la main d’un homme (ils étaient peu nombreux, ceux qui écrivaient) et quasiment impossible de les manipuler et, en plus, de diffuser la manipulation.
Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, tout le monde s’exprime et tout le monde commente. Instantanément!
C’est pourquoi il faut faire attention. En commentant trop vite un texte, avant même de l’avoir bien lu, en commentant plus vite que son ombre, on risque de faire un carton comme Lucky Luke.
Sauf que ce n’est pas un cow-boy de fiction qui tient le revolver mais des fanatiques religieux bien réels.
Et que la cible n’est pas une silhouette en carton– mais un homme de chair et de sang.





