Comment Oran a cessé d’utiliser le dirham marocain en 1838, tel que documenté par les archives militaires

Karim Serraj.

Oran, 1838. Les rues bruissent des enchères où le «felous marocain», la monnaie locale, est liquidé au profit du franc. La France entre à Oran, Tlemcen, Mascara, et remplace la monnaie marocaine. Cet épisode documenté par le ministère de la Guerre de France, au-delà d’une simple mesure économique, révèle les tensions politiques et financières liées à l’assimilation coloniale des territoires marocains.

Le 19/01/2025 à 08h59

Le 18 avril 1838, le ministre de la Guerre de France, Bernard Simon, écrivit au maréchal Sylvain Charles Valée, gouverneur général à Alger, pour aborder un sujet épineux: le sort à réserver à la monnaie en usage à Oran, le «felous marocain» qui doit être remplacé par le franc français, nouvelle monnaie officielle:

«Monsieur le Maréchal, en m’exposant par votre lettre du 27 mars dernier les embarras occasionnés par l’émission sur la place d’Oran d’une très grande quantité de la petite monnaie de cuivre du Maroc appelée “Felous”, vous soumettez à mon approbation une proposition de M. l’Intendant Civil tendant à faire cesser le fâcheux état de choses qui en est résulté.»

Cette «monnaie de cuivre du Maroc», le «felous», sature alors les marchés locaux. Confisqué après l’invasion française de l’Est marocain (Tlemcen et Mascara en 1836 selon l’historien Auguste Cour, Oran en 1837-38), cet argent croupit dans les caisses des douanes, de la perception d’Oran et même les maisons des habitants. La France ne sait trop quoi en faire. Et la situation devient critique. La circulation massive de la monnaie marocaine dans la région oranaise, jusque-là sous fiscalité chérifienne, crée des «embarras», un «fâcheux état de choses» qu’il faut «faire cesser», dit le ministre. Le felous déstabilise la monnaie française qui cherche à s’imposer.

La vente aux enchères, à perte, décision pour se débarrasser de la monnaie marocaine

Cette situation ne relève pas d’une simple question d’usage monétaire. La circulation massive du felous perturbe profondément l’économie locale. D’un côté, la monnaie marocaine, frappée d’illégitimité aux yeux du pays colonisateur, alimente des marchés considérés, du jour au lendemain, comme noirs et parallèles, échappant au contrôle. De l’autre, elle fait planer un risque d’inflation monétaire, car trop de francs circuleront pour peu de produits. La situation économique impose une intervention rapide et radicale, semble dire le courrier.

Face à la surabondance de la monnaie marocaine, Paris tranche en faveur d’une mesure drastique: autoriser Alger, une bonne fois pour toutes, à «vendre aux enchères les felous qui se trouvent dans les caisses du receveur des Douanes, du Caissier Municipal et du Receveur de l’octroi à Oran.»

Le vacarme des enchères à venir, organisées sous l’égide de l’Intendant civil, résonnerait bientôt dans les rues d’Oran, attirant une foule composée de personnes intéressées et de curieux. La France va mettre aux enchères tout l’argent d’origine marocaine, mais derrière cette mesure pragmatique, se profile un malaise plus profond: celui d’une économie marocaine enracinée, où chaque pièce frappée au Maroc mise en vente pèsera d’une valeur réelle bien supérieure à sa valeur de vente.

Protection des agents et équilibre budgétaire

Le ministre de la Guerre entend protéger les receveurs et comptables qui vont se livrer à l’opération qui va dévaloriser la monnaie marocaine. Conscient des pertes inévitables, il encadre l’opération en déchargeant les agents impliqués de toute responsabilité financière. Il propose un cadre légal pour éviter les litiges. Une clause de défense est ordonnée: «Il ne pourrait être fait de répétition envers ces comptables ni envers monsieur le Sous-Intendant Civil, pour la perte qui résultera de l’exécution de cette disposition.»

L’impossibilité de «répétition » (action de réclamer un remboursement ou une restitution) dédouane ces agents de toute responsabilité personnelle en cas de perte financière.

Pour compenser la «perte», à savoir la différence entre la valeur initiale de la monnaie marocaine et son prix aux enchères, un «mandat spécial» est prévu: «Perte qui, suivant la proposition de monsieur l’Intendant Civil, devra être couverte par un mandat spécial égal à la différence entre la valeur primitive des felous et le prix auquel ils auront été vendus.»

Ce mécanisme illustre un effort pour maintenir un équilibre budgétaire dans la ville d’Oran tout en assumant les conséquences économiques de la décision. Une stratégie d’atténuation des risques économiques et juridiques, d’abord sur le plan économique: elle reconnaît l’urgence d’une intervention directe; sur le plan administratif: elle vise à centraliser les pertes au niveau des finances publiques. Cette mesure vise à limiter les impacts budgétaires et éviter que le chaos monétaire local ne devienne un fardeau administratif insurmontable.

La correspondance se clôt sur le souhait de Paris de procéder rapidement à l’opération de la vente aux enchères: «Je vous prie de donner avis de cette décision à monsieur l’Intendant Civil pour qu’il en assure l’exécution», délégation claire d’instruction, indiquant que l’exécution de cette décision du gouvernement français, en 1838, repose désormais sur l’autorité d’Alger.

Post-scriptum: le tour de passe-passe de la France pour compenser ses pertes

Le post-scriptum du courrier apporte un élément supplémentaire de clarification sur la gestion financière des conséquences de la vente des felous, en précisant les modalités d’imputation des pertes. L’équilibre budgétaire est maintenu en répartissant les pertes entre l’État et les collectivités locales: «L’imputation de la dépense qui résultera de la perte occasionnée par la vente des felous sera répartie proportionnellement entre le budget de l’État (services financiers et administratifs sans valeurs) et le budget local (dépenses extraordinaires imprévues).» Cette double imputation montre que les pertes seront importantes, avec des conséquences nuisibles sur l’économie d’Oran si l’État français n’injecte pas de l’argent.

«Elle aura lieu en raison de la quantité de cette monnaie qui se trouvera dans les caisses des agents financiers et municipaux à titre de recette au profit du trésor»: cette précision est importante sur l’origine de la monnaie à vendre, elle provient des recettes déjà collectées par les agents financiers et municipaux au profit du Trésor.

Ces felous, empilés en silence dans les caisses des agents municipaux et financiers, représentaient un paradoxe troublant: d’un côté, la preuve tangible d’une économie qui engrange encore des recettes en 1837; de l’autre, une masse monétaire devenue toxique pour les échanges de l’Algérie française. Leur vente était une tentative de reprendre le contrôle sur une situation qui échappait peu à peu aux mains des administrateurs. À chaque enchère, c’était une page d’une monnaie autrefois fiable qui se tournait, dans l’espoir d’une stabilité encore lointaine dans la région conquise.

Notion générique de «felous» et vraie appellation: le «dirhem»

Le ministre utilise le terme générique de «felous marocains» (argent marocain), preuve linguistique supplémentaire que la monnaie d’Oran était tout de suite identifiée au mot global «argent». Mais, selon l’historien A.-G.-P. Martin (1), cette monnaie correspond en réalité au «dirhem» dans les régions marocaines spoliées du Nord-est (Oran, Tlemcen, etc.) et du Sud-est (Touât, Gourara, etc.). Le «dirhem» était frappé dans les ateliers monétaires de Fès, Marrakech, Tétouan ou Rabat. Chaque pièce portait, pendant des siècles, le nom du sultan régnant, incarnant l’autorité économique et politique du Maroc sur ces régions.

Ce système monétaire perdura jusqu’à la fin du règne de Moulay Hassan en 1894, rappelle Martin, laissant une empreinte durable dans l’histoire économique régionale: le «dirhem d’argent frappé en abondance par les différents souverains qui se sont succédé, parfois de forme carrée, mais presque toujours de forme ronde, portant à l’avers l’indication du lieu de sa frappe (Tétouane, Rabat, Merrakech, Fès) et au revers le millésime. Le système monétaire se maintint jusqu’à Moulay Hassan» à la fin du 19ème siècle.

La monnaie, écrit encore l’historien, était «dénommée dirhem sultanien, ou bien, du nom du sultan régnant: dirhem Rachidien, dirhem Ismaïlien, dirhem Slimanien». Le dirham demeura l’«unique monnaie (qui) satisfit à tous les besoins pendant toute l’époque ancienne».

À Oran, sous la pression française, le dirham cède la place au franc, symbole d’une domination coloniale encore balbutiante, mais déjà implacable.

Référence:

1: A.-G.-P. Martin, «Quatre siècles d’histoire marocaine: au Sahara de 1504 à 1902, au Maroc de 1894 à 1912, d’après archives et documentations indigènes», Éditions F. Alcan, 1926.

Par Karim Serraj
Le 19/01/2025 à 08h59